Fanny et Alexandre … une saga éminemment théâtrale !

Avec un travail d’éducation particulièrement fin et raisonné, Eric Ruf accompagne le public de la Comédie Française sur un palpitant chemin s’écartant du sentier aménagé et balisé des grands classiques d’un répertoire approuvé par des siècles d’habitude. En choisissant un texte non issu de cette veine, en prenant le parti de ré-équilibrer la parité au niveau de la mise en scène, l’administrateur général secoue une nouvelle fois les a priori que l’on peut avoir sur cette maison et continue de « ventiler » la programmation. Fanny et Alexandre, série, film et « roman » d’Ingmar Bergman est le pari du moment salle Richelieu ! Ré-écrit par Florence Seyvos et adapté par Julie André, cet incontournable du cinéma suédois (tellement incontournable que je ne l’ai jamais vu!) emporte 19 comédiens de la troupe, rien que çà, dans une formidable et émouvante épopée permettant à Julie Deliquet de faire une magnifique déclaration d’Amour au théâtre.

Fanny et Alexandre - Bergman - Deliquet - Comedie-Francaise - Salle Richelieu

L’histoire

La famille Ekdahl est une famille d’artistes. La pièce commence un soir de Noël. A l’issue de la représentation, Oscar, directeur de théâtre remercie le public et l’invite à les retrouver en début de saison suivante avec une nouvelle production de Hamlet. C’est alors une truculente soirée de réveillon qui débute, vrai kaléidoscope révélant les personnalités, petits « secrets » et travers de chacun : la douceur de la « reine  mère », Helena, désormais retirée de la scène mais toujours prête à déclamer quelques tirades et surtout toujours aussi sentimentale à en juger par ses petites aventures avec Isak Jacobi, un antiquaire ami de la famille ; le côté dionysiaque de Gustav Adolf, l’un des trois fils, restaurateur du théâtre et coureur de jupons invétéré ; la délicatesse et l’ouverture d’esprit d’Alma sa femme, tellement amoureuse qu’elle ferme les yeux sur les frasques de son mari et cautionne même son rapprochement avec Maj, la préceptrice des enfants de la famille ; la dureté de Carl, le dernier fils d’Helena, seul à vivre hors de ce monde artistique et seul capable d’autant d’arrogance et de mépris envers Lydia, sa femme ; la force solaire d’Emilie, la femme d’Oscar et mère de Fanny et Alexandre ; l’innocence des enfants et de leur cousin Peter. Tout ce joyeux monde festoie avec les domestiques du théâtre dans une belle convivialité et une communicative bienveillance. Quelques jours plus tard débutent les répétition d’Hamlet. Oscar, joue le rôle du spectre devant Peter. Il meurt en plein travail, terrassé par une crise cardiaque. Choisissant de renoncer au théâtre, Emilie décide de se remarier avec Edvard Vergerus, l’évêque de la ville. Bien mal lui prend ! Enfermés littéralement dans une chambre à l’atmosphère oppressante, Fanny et Alexandre vivent mal la perte de leur père dont le fantôme revient hanter leurs nuits, et s’accommodent fort mal de l’austérité de la vie chez l’évêque. La rigidité de sa soeur, Henrietta, et  la perversité de Justina, la domestique n’arrangent pas les choses ; Vergerus, quant à luise laisse rapidement aller à la violence et au sadisme pour punir l’insolente imagination des enfants. Pleine de remords, Emilie vient demander de l’aide à sa famille de coeur, pour sauver les enfants de ce cauchemar. L’evêque refuse le divorce et promet de garder les enfants si leur mère venait à le quitter. L’étrange Aron Retzinski, neveu de Jacopi , parle à Alexandre et lit dans ses pensées l’incitant à agir. Tandis qu’Emilie drogue son épiscopal mari avec des somnifères, Alexandre met le feu à la maison. La mère et ses enfants s’enfuient vers le théâtre. Gustav annonce son retour au public et lance une nouvelle saison ; Emilie retrouve la scène et propose à Helena de remonter sur les planches. Dans la vie comme au théâtre, tout est possible, tout peut arriver…

Fanny et Alexandre - Bergman - Deliquet - Comedie-Francaise - Salle Richelieu

Révérences … 

Pour cette intronisation dans la salle Richelieu, Julie Deliquet (qui avait fait ses début à la Comédie Française avec Vania donné au Vieux Colombier) n’est pas allé chercher bien loin son inspiration : la troupe « maison » est le parfait reflet de cette grande famille Ekdahl ! et quel génie d’avoir pris ce point de départ ! Grâce à un savant travail d’improvisation réalisé en amont et la subtile infusion des personnalités de chacun dans l’âme des personnages (ou l’inverse), la jeune metteur en scène livre sur un plateau totalement nu un premier acte plus vrai que nature où l’on se demande en permanence (sans pour autant que cela perturbe l’immersion dans l’intrigue rassurez vous! bien au contraire) ce qui est du comédien et ce qui tient du personnage ; et cela, dès le début, où Denis Oscar Podalydes se plante à l’avant scène, salle allumée, pour nous accueillir et nous demander de ranger nos portables avant de se lancer dans un long discours de remerciements à « son » public et ses proches, y compris sa mère (Dominique Helena Blanc) qui se cache au fond de la salle ! Pour les familiers de la Comédie Française, l’impression est encore plus jouissive tant on se sent alors partager un moment privilégié avec cette grande famille faite à la fois d’un esprit collectif et d’autant de singularités (simul et singulis). Que ce premier acte se partage entre le plateau montrant sur les côtés les décor prêts à être installés pour le soir (on devine les palmiers de la Nuit des Rois dont vous trouverez les récit >> ici), les éclairages et leurs câbles, les trappes menant aux dessous du théâtre … et la salle, par où arrivent et circulent les personnages comme s’ils évoluaient dans LEUR théâtre, finit de compléter cette impression que la pièce est la réalité. Puis tout bascule, et habilement, Julie Deliquet et Eric Ruf, scénographe cette fois, rétrécissent le champs de vision et focalisent le regard du spectateur sur le drame qui se joue pour Fanny et Alexandre enfermés chez leur beau père, dans cette pièce, réduite par le décor à une oppressante boite dont seul un escalier s’enfonçant dans des profondeurs encore plus inquiétantes permet de s’échapper. De cet escalier, sortent le fantôme du père, les cris d’une tante en pleine agonie… Cette vie, pourtant bien réelle, va devenir la pire des tragédies ; Emilie, la mère prise au piège va jouer le rôle le plus bouleversant de sa carrière, bien au delà de ce qu’elle avait pu jouer sur scène. Comme des bouffées d’air frais, la sordide boite s’ouvre, dégageant des fenêtres donnant sur un jardin boisé : et l’on se retrouve dans la maison d’été des Ekdahl où la vie continue toujours pleine de bienveillance, d’une nostalgie heureuse et d’Amour… le génie de Julie Deliquet est d’arriver à nouveau à nous faire croire que ces moments là ne sont plus du théâtre, brouillant ainsi les cartes et ménageant un flou entre la réalité et la fiction. Cette mise en abime est étourdissante lorsque le génial (et dans ce passage là ce qualificatif est loin d’être excessif) Denis Podalydes incarne Oscar en train de répéter le rôle du spectre dans Hamlet. Voir ce grand acteur interpréter un mauvais acteur en train de répéter est absolument stupéfiant.  Quant à la scène de sa mort, elle fait couler les larmes ! (oui je l’avoue publiquement!). De la même manière, Dominique Blanc joue une comédienne retirée de la scène priée de déclamer ses rôles fétiches : son personnage, Helena, se met ainsi à déclamer Phèdre, et, plus bouleversante encore un monologue de la Maison de Poupée … deux rôles essentiels dans la carrière théâtrale de … Dominique Blanc !

Fanny et Alexandre - Bergman - Deliquet - Comedie-Francaise - Salle Richelieu

Cette prise de position par rapport à une oeuvre complexe ne peut fonctionner que grâce au talent (que l’on ne se lasse pas de saluer et de découvrir à chaque fois aussi stupéfait) des comédiens de la troupe. Il serait trop long de revenir sur chacun mais ce qui frappe une nouvelle fois est cette parfaite osmose entre l’individualité de chaque personnalité et l’évidence de l’assemblage proposé, cette cohésion naturelle et ce lien si fort qu’il pourrait être de sang entre les comédiens/personnages. Jean Chevalier, frais pensionnaire de l’institution rayonne dans le rôle d’Alexandre ; à la fois révolté et plein d’une sensibilité à fleur de peau, il EST un enfant en dépit des apparences. Rebecca Marder, au rôle moins mis en avant, n’en est pas moins une Fanny dont chaque geste émeut … y compris quand, tout simplement, elle mange des fruits, assise dans la pénombre d’une loge d’avant scène. Gael Kamilindi irradie à chacune de ses apparitions d’un naturel déconcertant. Pour continuer avec la plus jeune génération, Noam Morgensztern incarne un inquiétant jeune homme, fricotant avec les sciences occultes ; sa dernière scène, pleine de mystère, fait froid dans le dos ! On aurait envie de tous les citer mais on peine à trouver notre préféré parmi cette distribution de haut vol.

Le texte enfin, tiré du roman et des dialogues de la série télé originaux est d’une infinie richesse et dose avec justesse les moments poétiques, l’humour, l’horreur et le malaise, un doux parfum de nostalgie … il donne en tout cas très envie de lire le roman.

Fanny et Alexandre - Bergman - Deliquet - Comedie-Francaise - Salle Richelieu

… et coups d’épée ! 

faut-il toujours trouver  du négatif dans chaque chose ?

Pour conclure, 

cette nouvelle production de Fanny et Alexandre est une réussite totale ! Julie Deliquet y fait preuve de son incroyable talent en dirigeant la Rolls des comédiens. Au delà de la réflexion sur le théâtre, sur le rapport entre la fiction et la réalité, sur le comédien lui même et son rapport au monde, c’est une superbe épopée familiale que propose cette joyeuse équipe ; le spectacle captive, émeut, fait rire, fait pleurer … et résume à lui seul ce qu’est le théâtre ! Courrez-y … vite !!

Fanny et Alexandre - Bergman - Deliquet - Comedie-Francaise - Salle Richelieu

Fanny et Alexandre (I Bergman) – Comédie Française Salle Richelieu – Samedi 16 février 2019

Crédit Photo Brigitte Enguérand coll CF