La Nuit des Rois … superbe fresque carnavalesque !

Une vaste étendue blanche plantée de cocotiers en carton pâte et peuplée de deux gorilles… c’est sur cette image que Thomas Ostermeier déboule enfin à la Comédie Française, avec un auteur qu’il connait bien : William Shakespeare. S’inscrivant dans la vaste révolution « en marche » (sans connotation politique) qui agite la noble institution, cette entrée au répertoire sonne une nouvelle fois comme une ouverture sur un théâtre contemporain, « dépoussiéré » et en phase avec son temps ; la clairvoyance du capitaine de ce grand vaisseau étant à mes yeux la garantie que ce dépoussiérage ne se fasse pas avec la puissance destructrice du nouvel aspirateur Dyson, mais intelligemment, finement et sans trahir ce qui fait l’âme de cette troupe ne pouvant pas se permettre de renier son glorieux passé. Le metteur en scène allemand propose La Nuit des Rois et dispose pour cela d’une compagnie à son apogée. Tout ce que vous voulez, le sous titre de la pièce, semble avoir été la consigne  donnée aux comédiens, qui, portés par un texte d’une clarté et d’une actualité déconcertantes, se libèrent de tous les carcans sociaux et moraux pour présenter un spectacle d’anthologie.  

La Nuit des Rois ou tout ce que vous voulez - Shakespeare - Ostermeier - Comedie-Francaise

L’histoire 

Une tempête, comme souvent chez Shakespeare, jette sur une plage déserte Viola ; celle-ci ne retrouvant pas son frère jumeau Sébastien décide de revêtir des habits d’homme (seule alternative à la condition peu enviable d’une femme seule) et de se faire appeler Cesario. C’est sous cet habit qu’elle compte approcher Orsino, d’Illyrie, dont elle espère obtenir l’amour. Celui-ci va la faire déchanter en se servant d’elle (de lui) comme ambassadeur de son amour auprès de la Comtesse Olivia, une jeune femme ayant perdu père et frère et qui n’a de cesse de rejeter ses infatigables avances.  Fascinée par l’insolence et la beauté de ce nouveau messager, et malgré les recommandations du sévère Malvolio, son intendant, elle en tombe amoureuse. Un trouble né chez Cesario/Viola. Cette confusion des sentiments n’est pas simplifiée par l’obstination d’Orsino à obtenir le coeur de la comtesse et les idées saugrenues du bouffon Feste qui entreprend de punir Malvolio de son ambition à régenter la maison avec le duo : Sir Toby /Sir Andrew secondé de Maria, la suivante d’Olivia. Mais voila que le frère jumeau Sébastien refait surface, lui aussi rescapé du naufrage suite à l’intervention d’Antonio, un marin totalement fasciné par le jeune homme. Suite à divers quiproquo loufoques (mais la pièce n’est elle pas placée sous l’égide de la folie?), les identités se dévoilent, les amours se déclarent et tout le monde trouve chaussure à son pied … ou presque !

La Nuit des Rois ou tout ce que vous voulez - Shakespeare - Ostermeier - Comedie-Francaise

Révérences …

Pour commencer par la base, il faut immédiatement se réjouir de la nouvelle traduction d’Olivier Cadiot qui retranscrit avec brio la verve et la poésie de Shakespeare dans un langage intelligible pour les oreilles d’aujourd’hui. Loin de simplifier le texte, car en littérature il n’est point question de niveler par le bas (!), il l’éclaire sous un angle nouveau, capable de rendre plus perceptibles les articulations de l’intrigue (redonnant en ce sans toute leur importance aux épisodes bouffons) et plus éclatant le coté incroyablement avant gardiste du traitement de la question de l’Amour au delà des convenances sociales. Le metteur en scène, totalement conquis par la philosophie de « tout ce que vous voulez » laisse les comédiens ajouter au texte quelques plages d’improvisation sur l’actualité, parfois potaches mais toujours bien senties et surtout très efficaces !

Pour permettre à cette histoire de s’écrire, Thomas Ostermeier place l’action sur une île très stylisée : du sable, le trône du duc, deux cocotiers et deux gorilles, qui pourraient finalement paraitre les plus humains au milieu de la douce -amère hystérie que traversent leurs « descendants ». Le tout est clos par un mur blanc, le sol est blanc et une passerelle s’enfonce vers la salle, traversant le parterre ; elle permettra de briser le dernier code « social » en mêlant la bonne société aux saltimbanques. Tout est à créer sur ce fond vierge, et ça n’est qu’à l’issue de cette fresque carnavalesque que le décor tombe, avec les masques, dévoilant son envers, la scène nue de la salle Richelieu avec ses machineries, ses cintres et ses opérateurs. Car tout l’esprit de la pièce tourne autour de cela. Cette Nuit des Rois fait référence à la nuit de l’Epiphanie, prémice de la période de Carnaval où chacun, sous le masque, peut être qui il veut et faire ce qu’il veut. Shakespeare y dresse, dans une mise en abîme du théâtre, l’éloge de la folie (qui n’est peut être pas si présente chez le fou Feste que chez les autres) et compte y prouver que l’habit fait bien le moine au risque de bouleverser les orientation sexuelles et les convenances.

Thomas Ostermeier re-transcrit cette pensée de manière magistrale. Pour cela, il coupe les personnages en deux, par le costume et fait jouer les comédiens à demi « nus » : une moitié qui reprend l’aspect convenu et politiquement correct du personnage, l’autre en sous vêtement (la mise à nu du personnage … ben oui on ne vous la fait pas !). Et le costume ici joue un rôle essentiel dans l’exploitation des niveaux de lecture, multiples, de ce texte beaucoup plus profond que sa folie le laisse penser. Cela est frappant par exemple chez la Comtesse Olivia, la seule dont le costume évolue. Elle parait d’abord drapée de voiles de dentelle noire, pareille aux madones andalouses, comme évadée de la niche d’un reliquaire. Vierge inaccessible, auto-centrée, elle est à la fois déesse et prêtresse du culte que lui vouent tous les personnages à commencer par Orsino. Ca n’est que quand elle tombe de son piédestal, c’est à dire quand elle se retrouve dans la position du pénitent, de celle qui supplie sans obtenir de réponse de Viola/Césario, qu’elle redevient femme et change d’habit pour de la lingerie plus affriolante.

Le metteur en scène se fait aussi un malin plaisir à jouer sur la question du genre et de l’orientation sexuelle, déjà présente dans la pièce et pleinement assumée dans la présente traduction, qui trouve bien évidemment un écho dans l’actualité politique et sociale contemporaine. Il le fait subtilement en utilisant le texte et les qualités incroyables des comédiens. Le trouble de Georgia Scalliet (tellement touchante qu’en Viola ou Cesario on en tombe direct amoureux) face à Adeline D’Hermy, magistrale et dense Olivia, pleine de contradictions et de failles derrière son côté dominatrice, renvoie intelligemment à la question de ce que l’on aime dans une personne : la personne elle même ou ce que son habit représente sur le plan social et moral. Le « couple » Antonio, Sébastien va plus loin physiquement. Noam Morgensztern, à la fois terriblement drôle et émouvant, voit son zèle et son dévouement plein de de transport transformés par le metteur en scène en une véritable homosexualité, assumée et trouvant partiellement réponse chez Julien Frison, qui, à travers une riche palette de caractères, incarne un Sébastien en pleine crise identitaire. Là encore, Thomas Ostermeier rend la situation troublante et évite le piège que les quiproquo impliquant ces deux personnages ne deviennent drôles qu’à cause de l’ambiguité et de l’atypicité sociale de leur situation.

La Nuit des Rois ou tout ce que vous voulez - Shakespeare - Ostermeier - Comedie-Francaise

La mise en scène, pour laquelle on ne tarira pas d’éloges, dose aussi parfaitement l’équilibre entre le drame de la question amoureuse, posée de manière assez dévastatrice (car finalement si chacun obtient celui ou celle qu’il désire, obtient-il vraiment celui ou celle qu’il aime ? et ce désir survivra t-il à l’obtention de l’être « aimé » ou s’évanouira t-il comme le plaisir d’Orsino déjà lassé à la ré-écoute d’une mélodie qu’il trouvait à l’instant sublime ?) et la bouffonnerie visant à punir un intendant insupportable et bigot en lui faisant croire qu’il est aimé de sa maitresse. Cette partie de la pièce est portée par un quatuor absolument génial. Laurent Stocker (sir Toby) et Christophe Montenez (Sir Andrew) forment un duo qui fonctionne comme s’ils avaient toujours été des vieux compères de comptoir ; totalement débridés, ils se lâchent complètement et donnent de leur corps dans un numéro d’acteur d’anthologie à l’absurdité hilarante et aux improvisations plus drôles encore. Stéphane Varupenne (Feste), fou survitaminé, est l’homme orchestre de toute cette farce qu’il mène avec la roublarde et délicieuse Anna Cervinka (Maria), servante de luxe. Sébastien Pouderoux qui fait les frais de la plaisanterie, est un petit génie capable de tout jouer !! Son Malvolio est une leçon de théâtre  comique ; il fait rire presque sans rien faire, alors imaginez quand il force un peu le trait !

Enfin, Denis Podalydes, donne une profondeur insondable à Orsino. Mélancolique à l’extrême, le ton sur lequel il ouvre la pièce est surement ce qui permet d’en comprendre  tout le fond. Cette scène initiale sur le désir pose en effet tout le problème et situe tous les rapports de force entre les personnages. Orsino aurait-il déjà la pré-science de ce qu’il se passe après cet embrasement des coeurs ? Peut-être cette pessimiste vision de l’Amour est-elle la raison pour laquelle il reste si placide durant cette folle journée… Il  est tout cas vraiment pertinent que le rôle ait échu à cet immense acteur capable d’ incarner à la fois le désir brûlant d’Orsino et le vide de son coeur.

…et coups d’épée !  

Le metteur en scène a même eu l’idée de mettre des madrigaux de Monteverdi et Cavalli interprétés (et de belle manière) live pour faire un lien avec l’époque de la pièce … Le seul coup d’épée devrait-il être aussi pour ce brillant metteur en scène qui ne laisse rien à redire ?!!

La Nuit des Rois ou tout ce que vous voulez - Shakespeare - Ostermeier - Comedie-Francaise

Pour conclure, 

de la joie, de la joie, de la joie : ce spectacle est une cure de bonheur ! La troupe au sommet de son art est magistralement utilisée et sert avec finesse un texte d’une confondante richesse. De quoi vous faire aimer Shakespeare et le théâtre !  Cette mise en scène prouve par l’accueil enthousiaste qui lui est faite, la remarquable avance du public au théâtre sur celui de l’opéra et le magnifique travail d’éducation fait par Eric Ruf sur le public de la Comédie Française !

La Nuit des Rois (William Shakespeare) – Comédie Française – Salle Richelieu – Dimanche 11 Novembre 2018

Le texte est paru aux éditions P.O.L

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Crédit Photos Brigitte Enguérand / CF

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