TARTUFFE ou l’HYPOCRITE – Comédie-Française

Molière est né il y a 400 ans et le public continue de se retrouver dans ses pièces avec une complicité (sûrement cause de son intemporalité) sans cesse renouvelée. À envisager les productions présentées par la Comédie-Française pour célébrer cet anniversaire, l’envie de l’institution n’est pas de mettre l’auteur sous cloche ni de faire se succéder des soirées « testament » poussiéreuses et exsangues mais bien de restituer l’inépuisable élan de vitalité qui souffle dans son théâtre. Certains crieront au scandale en sortant de la nouvelle production du Tartuffe montée par Ivo van Hove, faute d’y retrouver le contenu « formaté » des notes de bas de page de leur classique Larousse ; crions davantage au génie face à l’acuité du regard porté par cette production sur ce loup rentré dans la bergerie et à l’intelligente manière de questionner la pièce plus que d’en apporter doctement une analyse prétentieuse et moralisatrice.

Le texte n’est pas celui que l’on a l’habitude d’entendre : il s’agit ici d’une version restaurée par Georges Forestier (LE spécialiste du cas Molière) proche de la première mouture du Tartuffe (1664) interdite par le Roi dès la première représentation et, de fait, jamais plus rejouée en « public » (tout au plus reprise quelques fois en privé chez des grands de la Cour). Une version resserrée en trois actes au lieu de cinq, dont l’action principale n’est plus diluée dans une intrigue secondaire tournant autour du mariage de la fille d’Orgon (qui disparait tout bonnement de l’arbre généalogique!) et dont l’issue n’est plus dépendante d’un envoyé du Roi permettant in extremis un dénouement heureux. Ivo van Hove part de cette version distillée pour monter un véritable thriller contemporain noir et dépouillé comme à son habitude mais n’excluant cependant pas totalement la dimension comique de la pièce. Point de sacrilège, les vers célèbres sont toujours là et le sein de Dorine toujours à cacher qu’on ne saurait le voir ; l’action se focalise sur l’explosion d’une cellule familiale à l’équilibre précaire, tenue sous le joug puritain de Mme Pernelle, mère du « maitre » de maison, suite à l’arrivée de Tartuffe, sombre personnage bien destiné à arriver à ses fins : obtenir la femme de son hôte et si possible sa fortune. 

La dramaturgie suivie par le metteur en scène n’est pas une divagation de l’esprit « pour faire moderne » ! Non ! Tout ce qui nous est montré est dans ce texte dont on croyait connaitre les moindres recoins. Tout commence de manière virtuose : dans une cage de scène vide, simplement baignée de brouillard et d’une lumière rasante et blême, un corps sale, dépenaillé, épuisé s’extirpe d’un tas de guenilles jetées au sol ; un corps sur lequel personne ne se serait retourné et à qui cependant Orgon, en bon chrétien, touché par la piété du miséreux, donne l’aumône chaque jour à la sortie de l’église jusqu’à finalement le faire entrer chez lui. Ce prologue ajouté par Ivo van Hove est pur chef-d’œuvre de mise en scène. En l’espace de 5 minutes à peine, il installe sur le plateau nu la lourde ambiance qui va peser sur la pièce, plante son décor minimaliste (dont on aurait toutefois volontiers banni la vidéo) mais surtout place immédiatement le spectateur dans l’état de fascination vis-à-vis de Tartuffe qui va désormais posséder tous les personnages. Le pouilleux est baigné, lavé, essuyé : le charismatique Christophe Montenez, debout dans sa baignoire irradie tel un Christ en ivoire, résumant par sa simple présence des siècles d’histoire de l’Art à savoir le pouvoir sur les foules d’une extase à la fois mystique et érotique. La bête est rentrée dans la maison ; le délicieux ange exterminateur va désormais devenir l’unique objet du désir et de la fascination de chacun des membres de la famille : adoration de la vieille Pernelle qu’il berne par sa feinte religiosité et qui lui donne, jusqu’à son dernier vers, le bon Dieu sans confession ; vénération d’Orgon, aveuglé, le cerveau lessivé, qui voit en lui le parfait guide spirituel qu’il attendait (il s’agit bel et bien d’une vénération mystique et assurément pas homosexuelle, l’orgasme qu’ils partagent dans une scène incroyable va bien au delà du sexe), fantasme ambulant pour Elmire, épouse à la beauté étiolée, délaissée par un mari sûrement plus âgé qu’elle et totalement déconnecté des choses de l’Amour. Même Damis, le fils pourtant complètement rabaissé jusqu’à être renié et déshérité à son profit pourrait même être suspect d’amour pour cet hypocrite qu’il a pourtant démasqué, fasciné par l’aura que son charisme lui apporte jusqu’à détourner sur lui un amour paternel. Les seuls à rester lucides sont les personnages extérieurs à la cellule familiale : Dorine, la piquante et bienveillante servante et Cléante, le beau frère libre penseur.

Disposant d’une distribution éblouissante, Ivo van Hove n’ a plu qu’à laisser chaque comédien explorer les zones d’ombre de son personnage pour construire son rôle : le résultat est une galerie de caractères d’une densité rarement atteinte dans Molière et dont la force est de ne traiter aucun personnage de manière binaire. Christophe Montenez incarne magistralement l’inquiétant personnage : est-il vraiment hypocrite ou sincèrement tiraillé entre le sentiment religieux et l’attrait de la chair car enfin, c’est bien un bien jeune et beau Tartuffe que nous avons là ? est-il dangereusement schizophrène à en juger des grands écarts qu’il fait entre paroles doucereuses et furieux accès de violence sur fond de rapport au sexe pervers et dérangeant ? Comme avec Martin dans les Damnés, montés par le même metteur en scène, le comédien s’empare corps et âme du personnage et fait froid dans le dos tout en restant diaboliquement fascinant.

Les scènes qu’il joue avec Marina Hands (Elmire) sont d’une ambiguïté dérangeante et captivante. Elle est sublime, de beauté, de fragilité, de sex appeal, de détresse morale. Leur deux confrontations sont des joutes qui clouent le spectateur sur son siège et la fameuse scène dans laquelle Orgon, caché sous la table, constate sans pouvoir rien faire que Tartuffe courtise bien sa femme, d’ordinaire sommet comique de la pièce, devient ici glaçante. Assiste t’on au viol d’Elmire sous les yeux dubitatifs de son époux ? Est on en plein voyeurisme d’une scène d’amour échangiste ? Devenons nous faux dévots à être choqués d’accepter de voir l’inévitable : une femme amoureuse se donner à celui qui a su la comprendre et lui signifier sa beauté ? Denis Podalydès est un Orgon tout aussi complexe : capable de rester drôle (et c’est principalement sur lui seul et Dorine que repose le ressort comique de cette sombre version) tout autant que touchant ou pathétique dans son aveuglement ; capable aussi de nous faire comprendre sa dépendance vis à vis de son « gourou ». Mettre face à lui Loïc Corbery, solaire dans le rôle de Cléante, libre penseur, à cent lieues de toutes ces bondieuseries, garantit un équilibre parfait dans la scène où le beau frère essaie de convaincre Orgon de sa folie à travers une joute verbale pleine de vie et de naturel.

Dominique Blanc est une luxueuse Dorine et fait regretter que la présente version voit son personnage amputé de quelques scènes : pince sans rire dans ses réparties, interprétant avec jubilation son texte, la comédienne sait aussi faire état de l’amour qu’elle a pour cette famille et place la servante bien au delà da la simple soubrette impertinente auquel on est habitué. Julien Frison est un vibrant Damis, faisant ressortir toute la modernité du personnage créé par Molière : un adolescent qui veut vivre sa vie, faire ses choix quitte à se brûler les ailes et qui souffre de ne pas être reconnu assez mature par son père. Troublant lui aussi, on adore. Enfin, portant en quelque sorte la responsabilité de ce cataclysme en raison de la dictature qu’elle fait régner sur la maison, Claude Mathieu, aussi superbe qu’autoritaire, rend les deux scènes où elle apparaît absolument essentielles. Elle porte le personnage à un niveau surprenant, témoin d’un monde dépassé mais pourtant toujours affreusement pesant.

Dans un épilogue quelque peu provocateur pour les puristes mais presque attendu par les familiers de son travail, Ivo van Hove enfonce le clou et montre ce que deviennent les personnages à l’issue de la pièce. Mais ne gâchons pas la surprise ! 

En confiant cette version inédite de la pièce la plus jouée de Molière à Ivo Van Hove, il fallait bien s’attendre à ce qu’il en tire une dissection au scalpel de cette famille déséquilibrée. Après tout c’est un de ses thèmes de prédilection. Mais loin de se contenter de plaquer sur le texte les fantasmes récurrents du metteur en scène (famille, sexe, religion, violence et pouvoir), cette production s’avère, aussi surprenant que cela puisse paraître , très fidèle au théâtre de Molière, qui pose des questions, confronte chacun à ses contradictions sans jamais porter de jugement ou se placer en moralisateur. Par une singulière approche des relations entre les personnages, fidèle au texte, Ivo Van Hove double cette comédie d’une tension digne d’Hitchcock (incroyable effet de la musique d’Alexandre Desplat) et sublime ce Tartuffe, non censuré. Et il y aurait encore tant à dire sur cette géniale production, après laquelle il sera surement difficile de passer et sur cette distribution une nouvelle fois impressionnante ! Un spectacle désormais incontournable de la Comédie Française.

Tartuffe ou l'hypocrite
Molière - I van Hove
Comédie française - Salle Richelieu
Jusqu'au 24 avril 2022
reprise jusqu’au 19 mars 2023
Crédit Photos Jans Versveyweld coll CF