LA MOUETTE … ou tragédie dans un bocal

Hasard des programmations ou liens qui se créent naturellement au fil des spectacles, on trouve des leitmotiv dans une saison de théâtre. Ainsi, avec La Mouette, après Tartuffe et avant Hamlet, c’est encore une histoire de famille qui tourne mal. Aussi Cyril Teste, dont Festen à Odéon et Hamlet à l’Opéra Comique ne m’avaient pas laissé indifférent, semblait être l’homme de la situation pour décortiquer cette Mouette, autre avatar de la famille « dysfonctionnelle » (mais depuis les Atrides fondateurs n’est ce pas un pléonasme que d’accoler ces deux mots ?) Sa vision s’annonçait d’autant plus attrayante que le processus de performance filmique, signature du metteur en scène, paraissait être un moyen intéressant d’explorer les non-dits du théâtre de Tchekhov. Mais les promesses ne sont pas toujours tenues et les espoirs souvent déçus ; et c’est probablement la trop parfaite maîtrise du processus technique de mise en scène qui nuit ici paradoxalement à la réussite totale de ce spectacle pourtant parfaitement maitrisé.

La Mouette est un concentré de personnages écorchés vifs cherchant l’amour et, à travers lui, la reconnaissance qui leur permettrait, selon eux, de se soustraire à l’absence de perspective que la vie semble réserver. Dans une maison au bord d’un lac, Medvedenko, instituteur, aime Macha, qui aime Constantin Treplev, fils d’Irina Arkadina et auteur dramatique, qui aime Nina, sa muse, qui aime Trigorine, auteur à succès, lui même l’amant d’Arkadina, célèbre comédienne … sous l’oeil du vieux Sorine, le frère d’Irina Arakadina, à qui la maladie semble avoir ouvert les yeux sur la vanité des choses et la nécessité de vivre, tout simplement, immédiatement. Ce chapelet d’amours déçus, trahis et refoulés est du pain béni pour Cyril Teste dont le procédé de mise en scène consiste, entre autre, à filmer les comédiens en direct et projeter les images simultanément au jeu.

Gros plans sur les visages, scènes filmées hors plateau dans un espace de jeu aménagé à l’arrière du décor, images fantomatiques d’un lac et d’une forêt sombre bordant la maison dans laquelle se déroule l’action, concourent à installer dans la salle le malaise permanent qui lie les personnages. Le jeu des comédiens, tous d’excellente tenue dans une distribution homogène, est sobre et intériorisé ; l’action est lente pour ne pas dire inexistante. Les gros plans sur les visages ou les rides qui viennent troubler la surface du lac deviennent quasiment les seuls intermédiaires entre le plateau et la salle pour traduire leurs états d’âme. Il revient donc à la vidéo, en pénétrant les esprits, d’explorer l’imaginaire des personnages tout en convoquant celui du spectateur pour le conduire à se plonger dans cette mare au diable.

S’il y a du Hamlet dans la pièce, il y en a bien aussi dans la position qu’adopte le metteur en scène à sembler vouloir faire rejouer la scène des comédiens de la pièce de Shakespeare au public en lui collant le nez, via ses « marionnettes » , dans nos contradictions, nos hésitations et nos atermoiements. Mais le procédé vole la vedette au « ici et maintenant » que l’on attend du théâtre. En dépossédant les corps de leurs âmes, (on est assez proche de l’archaïque croyance concernant la photographie qui capturerait l’âme du sujet photographié!) le metteur en scène met en marge ce qui fait la force de sa mise en scène (à savoir l’acuité avec laquelle il dépeint les relations morbides entre les personnages) de la chose théâtrale. Il décale l’émotion dans un espace (en l’occurence davantage une surface!) qui exclut les corps, qui exclut le concret des comédiens, du plateau, du texte ; et par la  même, exclut le Théâtre de sa création.

S’il n’insiste pas sur le conflit, ou du moins l’opposition, des générations que l’on peut ressentir dans La Mouette (art traditionnel/art underground pour Arkadina/Constantin, ambition de carrière/fatalisme vis à vis du succès pour Nina/Trigorine, questionnement/réponse sur le sens de la vie Macha/Sorine), Cyril Teste interroge à travers sa mise en scène le rapport à l’art dont il est intimement question : pourquoi ? comment ? pour qui ? La réflexion sur la création artistique est ingénieusement matérialisée dans la scénographie qui situe la pièce non plus dans une maison de campagne (qu’il relègue à une zone hors plateau, comme s’il refoulait la réalité dans un inconscient que la vidéo fait accoucher) mais bel et bien dans un atelier/laboratoire dans lequel de grandes toiles deviennent, au gré de leurs déplacements, autant d’écrans de projection. Si bien que l’action sur scène a tendance à devenir théâtre dans le théâtre ou matériau en cours d’élaboration et que bien vite le spectateur, malgré les indications de changement d’acte projetées sur le cadre de scène, perd pied et ne sait plus trop ce qui relève réellement de la Mouette à proprement parler ou de la performance. Et c’est à nouveau le point noir de cette production : si l’objet fini est parfaitement maitrisé et s’approprie de manière cohérente l’oeuvre de Tchekhov, il perd, en s’extrayant artificiellement de la trame narrative, la force émotionnelle du théâtre en tant que spectacle vivant. Dire cela n’est pas remettre en question la coexistence de l’image filmée et du théâtre (nombreux sont les exemples heureux de cette association), il s’agit plutôt de constater que le théâtre de Tchekhov pourtant apparemment « vide » et « abstrait » ne peut se concevoir que concrètement et que l’intellectualiser lui fait perdre sa saveur si particulière. 

Cette production de La Mouette est donc ambiguë : Cyril Teste illustre de manière juste et superbement léchée le mal être des personnages et la toxicité des relations qui les unissent tout en laissant voir avec finesse les manques qui déchirent chacun des caractères. Il inscrit en cela cette pièce dans une veine très contemporaine en totale résonance avec la société actuelle (soulignant à juste titre toute la pertinence sociologique du regard de Tchekhov). Mais cette vision, principalement portée par la force et la virtuosité de la vidéo, se fait aux dépends de l’immédiateté du jeu, au détriments du langage du corps. L’impression qui s’installe progressivement est celle d’observer les personnages comme des insectes dans un bocal. Cette impression d’être de l’autre côté de la vitre, à distance et cette sécurité émotionnelle, que le metteur en scène installe malgré lui, font perdre le frisson, diluent l’émotion et éloignent le regard de ce que le plateau peut avoir de brûlant et dangereux. Et après deux ans de vie aseptisée et sur-protégée, le spectateur que je suis veux vivre dangereusement. 

La Mouette
(A Tchekhov - C Teste)
TnBA - Salle Vitez
Jusqu'au 26 mats 2022
Crédit Photos S Gosselin

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