Electre / Oreste … organique tragédie !

Il était attendu ce retour d’Ivo Van Hove à la Comédie Française après le choc qu’avait provoqué ses Damnés (création et reprise) rendus possibles par le changement de cap opéré par Eric Ruf, administrateur visionnaire du grand vaisseau de Molière. Délaissant les sphères du pouvoir qu’il fréquente souvent (tel ses Macbeth et Boris Godunov que l’on vous avait racontés >> ici et ), le metteur en scène choisit pour cette nouvelle collaboration avec la troupe, de poursuivre l’étude de la genèse de la radicalisation, débutée avec Martin, torche humaine et bombe à retardement accouchée des Damnés, dans les sombres méandres de la famille des Atrides. C’est Electre (413 av JC) et Oreste (408 av JC) d’Euripide qu’il choisit pour illustrer son propos et montrer à nos yeux désormais coutumiers de la folie du monde, comment l’exclusion et l’isolement engendrent la violence … Espérant que cette fresque antique résonnerait puissamment dans nos esprits contemporains, nous partions confiants en Ivo Van Hove. Verdict de cette attente …

L’histoire 

Le point de départ est la malédiction des Atrides. Leur histoire est bien compliquée et leur arbre généalogique plus encore, vu que tout le monde se marie et enfante entre cousins et cousines, se tue, se mange (oui! oui! cf Thyeste de Sénèque) … bref, une sorte de Plus belle la vie version gore et décadente. La pièce est un zoom sur deux personnages broyés par leur destin : Electre et Oreste. Ils sont les deux enfants de Clytemnestre et Agamemnon. Celle-ci, à la fois bien remontée contre son mari infanticide (il a sacrifié aux dieux leur fille Iphigènie pour en obtenir des vents favorables à son retour de guerre), et voluptueusement amoureuse de son beau-frère Egisthe, à qui elle s’est donnée durant la période où son mari faisait le siège de Troie, demande à ce dernier d’assassiner Agamemnon. Une fois sur le trône, Egisthe chasse les enfants  du palais.  La princesse Electre vit désormais en bête sauvage dans les campagnes environnantes. Oreste est exilé. Après une longue période d’absence, il revient avec son ami (et cousin) Pylade et se présente à sa soeur. Electre, sans trop de mal, le convainc de venger la mort de leur père par l’assassinat d’Egisthe. Une fois le meurtre accompli, la jeune fille, ivre de vengeance, tend un piège à sa mère, lui faisant croire qu’elle vient d’avoir un enfant et pousse Oreste à profiter de la sortie de la reine hors du palais pour la tuer. Coupables de matricide, Electre et Oreste, dévasté par son crime et à deux doigts de perdre la raison, attendent le jugement du peuple d’Argos. Ils risquent la lapidation. Le retour de Ménélas (frère d’Agamemnon) avec la belle Hélène (soeur de Clytemnestre) est leur seule chance de faire fléchir le peuple. Faible et sous la coupe de Tyndare, grand père maternel des coupables et patriarche inflexible révolté par les agissements de toute sa descendance, Ménelas ne leur est d’aucun secours. Electre et Oreste prennent alors en otage Hermione, la  fille de Ménélas et d’Hélène, et menacent de la tuer si on les condamne à mort. Le peuple reste stoïque dans son jugement et dans un dernier acte de sédition, Electre et Oreste mettent à feu et à sang le palais d’Argos. Coup de théâtre, l’apparition d’Apollon vient calmer les tensions. Il ordonne qu’Oreste soit sacré roi d’Argos et épouse Hermione (sa cousine germaine !) tandis qu’Electre épousera Pylade (son cousin).

Electre Oreste - Euripide - Ivo van Hove - Comedie-Francaise-Salle Richelieu

Révérences …

Pour restituer la force de cette tragédie et l’ancrer dans notre époque, ayant désormais majoritairement perdu la connaissance des mythes et légendes des Cyclades, il fallait dégager ce texte de son contexte antique. Ivo Van Hove crée pour cela un monde sinistrement concret fait d’un plateau nu recouvert de fange, seulement habité d’un cube noir et fermé à l’arrière par un plan surélevé, ponctué par les caisses cuivrées d’un alignement de timbales et autres instruments à percussions. Un ponton, branlant et débouchant sur une flaque de boue permet d’accéder des coulisses, à peine cachées derrière une palissade ajourée, au plateau. Ce monde est aussi un endroit indéfini : rien ne le rattache à la Grèce, cela peut être partout mais c’est surtout nulle part. Un noman’s land, coupé de toute civilisation, de tout ordre moral pregnant, une véritable terre vierge où pourront sans censure germer la Vengeance et la Violence. Les costumes ne donnent non plus aucune indication ; seul élément caractéristique : les puissants sont en bleu souverain , les autres sont en guenilles cradingues. Une ambiance sonore mystérieuse (les percussions du trio Xenakis) habille l’espace et suspend cet endroit dans une quatrième dimension dans laquelle, avec le brio qui le caractérise bien souvent, Ivo Van Hove happe le spectateur dès les première minutes pour ne plus le laisser partir.

Suliane Brahim (Electre) lance le premier assaut. Véritable lionne, réduite à un état psychique uniquement rythmé par son instinct et sa haine, (qui n’est pas sans rappeler -et la mise en espace non plus- , l’Elektra testamentaire de Patrice Chéreau au Festival d’Aix en Provence), l’actrice, cheveux coupés ras, emporte le spectateur dans son histoire avec une force incroyable. En cinq minutes à peine, elle fait naitre sur le plateau une tension que l’apaisant laboureur (Benjamin Lavernhe), seule âme pure et bien intentionnée de la pièce, ne réussira jamais à calmer et qui ne cessera de croitre pour aboutir à certaines scènes insoutenables. Le Choeur, masse favorable dans Electre, plus hostile dans Oreste, est un bloc, sans nuance, uniforme, aux idées arrêtées, qui se meut à travers des danses proches de transes collectives dans lesquelles le Coryphée (Claude Mathieu) entraine ses ouailles à sauter, de manière tribale, dans la boue (prévoyez de quoi vous changer si vous êtes au premier rang !). Christophe Montenez fait brillamment évoluer son Oreste, servant avec justesse les intentions de la mise en scène. Arrivé prudent dans son bel habit bleu, lui qui a été élevé certes loin du palais mais sous des cieux favorables, il se couvre rapidement de la boue qui souille les habits de sa soeur et est rapidement gagné par la fièvre de ses projets de vengeance et de meurtre. Dès la rencontre des deux personnages tout devient organique : la scène de la reconnaissance du frère par la soeur est le moment le plus émouvant de la pièce, fragile bulle d’humanité dont on retrouve un écho dans la rencontre entre Electre et la touchante Clytemnestre d’Elsa Lepoivre, capable de dévoiler le coeur d’une mère fragile existant sous celui d’une souveraine implacable. Mais ces parenthèses sentimentales sont toutes suivies d’épisodes sanglants . Pris dans l’aveuglement de leur colère et de leur haine, les tueurs nouveaux nés perdent peu à peu toute leur dignité humaine, maculant sans retenue leurs corps de boue, du sang de leurs victimes expiatoires et de la bave qui coule de leurs bouches écumantes de rage. La plongée d’Oreste dans la folie accentue ce retour de l’esprit éduqué à la terre : c’est plongé jusqu’au cou dans cette fosse à purin qu’il délire, rongé par le remords et la peur du châtiment. Son ami, cousin, confident,  Pylade (Loic Corbery) rejoint leur cause, comme pour pimenter sa vie ou aveuglé par une fascination (amoureuse?) pour Oreste. Le comédien se laisse gagner par leur fièvre et catalyse, avec tout son génie, leurs émotions. Les personnages plus nobles ont eux beaucoup plus de mal à évoluer dans ce magma évoquant le reflux d’une fosse septique ;  le cube central où se perpétue, à l’abri des regards, le meurtre et la trahison semblant vomir sous cette forme dégoutante la misère d’un monde délaissé. Tyndare d’abord, royalement interprété par Didier Sandre, droit dans ses bottes, bien que planté dans l’ornière de boue dans laquelle s’embourbent les arrivants au bout du ponton qui conduit sur le plateau. Le comédien donne à son personnage toute la grandeur et la dignité d’un souverain capable de laisser de côté ses affects pour appliquer la justice de la cité et devient ainsi l’un des éléments essentiels de la montée de violence que cherche à démontrer le metteur en scène : la déconnexion du pouvoir et de l’humain qu’il dirige conduit à la révolte. A l’inverse, Denis Podalydes use de son talent pour incarner un Menelas ayant, hors du champ de bataille, perdu de sa grandeur. Le comédien arrive à extraire toute la pitié du personnage. Lâche c’est un fait, il ne fait cependant pas du héros guerrier un homme totalement méprisable (même si l’on prend assez facilement le partie des condamnés) et a le grand talent de nuancer ce Menelas et d’instiller une grande ambiguité dans le rôle.

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Ivo van Hove fait enfin de cette tragédie, dont les anti-héros sont bel et bien pris au piège d’un destin qui les broie aussi inexorablement qu’implacablement, une oeuvre contemporaine en s’appuyant sur un texte dont la forme est elle aussi, paradoxalement vu son grand âge, très contemporaine. Laissant la tragédie verbale aux grands auteurs classiques, il situe à grand renfort de scènes plus que réalistes, sa tragédie antique dans le corps et la matière. Ici, il ne s’agit pas, comme l’obligeait les règles de bienséance, de « jouer » avec l’idée de tuer père et mère pour se venger mais bien de la réalité concrète de l’acte qui nous est balancée sous le nez : Electre tranche le sexe d’Egisthe avant de finir l’émasculation de ce pénis sanglant à coups de dents ; comme une scène en négatif de son enfantement, Oreste vient fouiller de sa main les entrailles de sa mère éventrée (oui certaines scènes peuvent heurter la sensibilité de certains comme l’indique le panneau à l’entrée de la salle !). Ce « spectacle » n’est cependant pas gratuit : il nous plonge dans l’exacerbation de tous les seuils émotionnels et moraux de ces deux êtres devenus de vrais psychopathes.

L’apparition d’Apollon se fait dans la plus pure tradition théâtrale : il sort discrètement de sous la scène (… en l’occurrence devant mes pieds) et bondit sur le plateau, nimbé d’or et de lumière figeant soudain l’action dans cette seule issue favorable possible. Gael Kamilindi réussit la prouesse, en une fraction de seconde, d’inverser les émotions et de faire retomber la tension alors à son paroxysme sur le plateau entre le cube (palais d’Argos) en feu et les rebelles sur son sommet en train de massacrer tout le monde. Eclipsant toute l’horreur et la laideur de la scène dans son apparition en tunique dorée, il pourrait nous aider à nous endormir bien paisiblement en sortant de la pièce, comme si des dieux cléments veillaient sur nous prêts à agir pour corriger nos égarements et seconder la justice des hommes. Ivo van Hove en décide autrement, les monstres que nous créons ne peuvent être apaisés … à peine Apollon remonté dans l’Olympe, la barbarie reprend sur le plateau. Rideau !

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… et coups d’épée ! 

Sur certains points, le coté un peu trop binaire des choix de mise en scène d’Ivo van Hove peuvent être critiquables et on pourra (certains le feront sans doute) déplorer certains excès.  D’aucun se poseront la question de la sonorisation et de l’utilité, dans la salle Richelieu du moins, d’utiliser des micros pour moduler le volume sonore des voix avec le risque de pousser un peu trop haut les hurlements de douleurs et les cris. Il n’empêche que tout fonctionne magistralement et que, malgré de très rares longueurs (notamment un passage un peu « technique » sur les vieilles histoires de famille), le spectateur est pris à la gorge du début à la fin !

Electre Oreste - Euripide - Ivo van Hove - Comedie-Francaise-Salle Richelieu

Pour conclure,

Ivo van Hove s’accapare de manière très organique cette tragédie de l’action et en extirpe avec un réalisme assumé toute la violence. Il arrive dans une production très théâtrale (il fait ici abstraction de sa fidèle alliée, la vidéo) et à l’aide d’un dispositif scénique particulièrement efficace à restituer le côté intemporel de la pièce. Il est en cela superbement aidé par des comédiens étourdissants qui livrent sous nos yeux tétanisés une nouvelle très grande leçon de théâtre. Les émotions sont brutes et livrées sans détour. Dans cette fresque traitée de manière aussi moderne et aussi captivante qu’une série TV, la parole devient matière, la meurtrissure des âmes rejaillit sur les corps qui se souillent de toutes les déjections d’une humanité dont le metteur en scène semble ne pas donner bien cher. C’est quand même fort le théâtre !

Electre Oreste - Euripide - Ivo van Hove - Comedie-Francaise-Salle Richelieu

Electre/Oreste (Euripide) – Comédie Française Salle Richelieu – Samedi 27 Avril 2019

Crédit photo Brigitte Enguérand 

 

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