Les Damnés (reprise) … le même choc !

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La reprise des Damnés, spectacle monté pour la troupe de la Comédie Française par Ivo Van Hove sur la base du film de Visconti, retrouve les planches de la salle Richelieu en ce début de saison. Et il ne fut jamais question d’hésitation quand il fallut au Vicomte pointer les spectacles à mettre dans son panier d’abonné … retourner voir cette production qui vous balance le plus gros coup de poing que vous ayez jamais pu recevoir dans la gueule était certes un acte de masochisme émotionnel mais une nécessité comme déjà celle qui l’avait conduit à revoir une seconde fois la pièce l’an dernier après avoir pourtant fini au premier round scotché sur son fauteuil, hagard, sonné, réalisant à peine que les autres spectateurs applaudissaient voire commençaient en bon parisiens pressés à déserter le théâtre sitôt le rideau tombé et surtout juré que ce spectacle était d’une telle violence qu’il était hors de question de le revoir et d’en subir à nouveau la claque. Cette claque se reproduirait elle d’ailleurs une fois les coutures de la pièce transformées en fil blanc …? Sans détour la réponse est OUI ! et la claque fut peut être plus violente encore 

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Relatant l’histoire, aussi implacable qu’une tragédie antique, de la famille von Essenbeck, la pièce concentre en un huis clos insoutenable différentes générations d’une famille soumise au poids du pouvoir et de son rapport au régime politique en train de se mettre en place et aux conséquences des choix des plus âgés sur l’évolution personnelle et intime de leur descendance. Ainsi, le baron von Essenbeck représente la « vieille » génération ; c’est lui qui a assis la fortune de la famille et qui vit le pouvoir comme quelque chose de légitime mais surtout comme imposant des choix stratégiques : c’est ainsi lui qui déclenche la tragédie familiale en décidant de rapprocher, par pur intérêt financier et pour stabiliser le prestige familial, ses aciéries du régime nazi.

La génération suivante, représentée par sa belle-fille Sophie, veuve de son premier fils mort en héros à la guerre,  son fils Konstantin et les électrons libres gravitant autour d’eux, lorgne sur ce pouvoir qu’il va falloir partager et ce d’autant plus vite que sur le plan politique les choses s’accélèrent avec l’incendie du Reichtag. Cet évènement historique concomitant au début de la pièce provoque le second choix stratégique du clan von Essenbeck qui est d’écarter,en raison de ses idées assez embarrassantes vis à vis du parti, Herbert Thalmann,  mari d’ Elisabeth la nièce du baron, du poste à responsabilité qu’il occupe dans les aciéries. Konstantin, hérite du poste mais Sophie, héritière du patrimoine, veut en faire jouir son amant, Friedrich Brukmann. Cette génération n’a dès lors qu’une obsession : la possession de l’empire et va se déchirer sans aucun scrupule. Seule Elisabeth Thalmann incarne une fraiche humanité teinté d’une naïveté enfantine.

1f81a9d_2016092445.0.1804562457damnes_01_webLa dernière génération est celle des enfants manipulés et sacrifiés : Erika et Tilde Thalmann livrées à l’horreur de Dachau, mais surtout Martin von Essenbeck héritier ultime des entreprises familiales, par lequel Sophie espère transférer l’héritage à son amant,  et son cousin Gunther, fils de Konstantin,  un doux rêveur passionné d’art et de musique malmené par un père qui ne comprend pas ce gout pour les niaiseries . La pièce illustre avec froideur la perte de leur sensibilité et leur embrigadement final dans le nazisme pour des raisons relevant plus de l’intime que de la conviction idéologique.

Raconter l’intrigue en détail ferait de cet article un roman fleuve : ce qu’il faut retenir c’est que du moment où le baron von Essenbeck transfère la direction de l’empire des mains de celui qui est surement le plus pur des personnages (Herbert) à celles de son second fils (Konstantin), il n’est plus question que de meutres et de trahisons orchestrés par un insidieux cousin, Wolf von Ashenbach oeuvrant pour les SS. Le baron est assassiné, Herbert condamné à l’exil avant de voir sa femme et ses deux filles déportées à Dachau, dénoncées au régime par Sophie. Konstantin est exécuté par Friedrich qui récupère ainsi par procuration la place de directeur revenant à Martin ; celui ci est maintenu écarté de tout par sa mère qui entretient avec lui une relation plus ou moins incestueuse. Après révélation du complot familial, Gunther s’enrôle dans le parti nazi pour venger l’assassinat de son père et Martin, poussant au suicide sa mère et son amant après un semblant de mariage entre eux, va trouver dans cette propagande l’espoir d’une « famille » capable enfin de l’aimer et de faire taire la haine qu’il a conçu suite à cette trahison et les multiples démons au milieu desquels il a été volontairement plongé durant son enfance afin de le rendre le plus vulnérable et malléable possible.

50f7fa4_2016092445.0.1798566327damnes_06_webCette pièce est un triple choc : d’une part à cause de sa résonance éminemment actuelle avec à la radicalisation de jeunes personnes qui décident sans que l’on comprenne pourquoi de tuer des innocents ; la dernière scène où Martin, nu et donc symboliquement dépouillé de toutes ses personnalités affichées par la foisonnante garde robe dont il fait état durant la pièce, matérialise cette radicalisation et cette ultime déshumanisation finit de vous clouer sur votre fauteuil face à la perte du dernier gramme d’humanité de cet « innocent » … D’autre part à cause de la froideur avec laquelle est mise sous le nez du spectateur la passivité de la masse (autrement dit nous!) face à la montée des groupes extrémistes populistes de tout bord et quelque part  son (notre) indirecte complicité dans ce qui se passe dans le monde malgré les souvenirs encore marquants d’une Histoire tragique. Enfin, c’est un choc émotionnel quasi permanent car pas une scène ne laisse de répit, chacune assenant une claque plus où moins violente (verbale, visuelle, ou psychologique). La mise en scène d’Ivo Van Hove est en effet une leçon magistrale du début à la fin : proposant à chaque acteur d' »être au lieu de jouer », il a su créer au sein d’un casting de rêve, une confiance de chaque comédien en ses partenaire et un tel abandon que tout ce que l’on voit parait réel. Chaque scène jusqu’aux plus violentes ou dérangeantes (comme la bacchanale et l’assassinat de Konstantin, la scène de pédophilie, l’humiliation de Sophie la poussant à la folie et au suicide ou la dernière scène de Martin recouvert des cendres de tous les membres de sa famille) est juste et habilement amenée de telle sorte que rien n’est trash pour choquer. Le ballet des caméramen qui suivent les acteurs ou filment le décor renforce l’impression de huis clos et de poids écrasant durant toute la pièce. La vidéo qui en résulte, diffusée sur un écran en fond de scène ne fait jamais double emploi avec ce qui se passe sur scène et ne se contente pas non plus de simplement illustrer le propos ; elle aide a être encore plus écrasé par le chaos qui se met en place sous nos yeux impuissants. Elles nous renvoie en pleine gueule nos peurs, notre duplicité aussi en filmant le public les spots en plein phares sur la salle à chaque fois qu’un personnage est assassiné. Pas une minute de repos pour le malheureux spectateur !! et une émotion encore palpable chez les comédiens durant les premiers saluts … la faute à leur investissement sans aucune barrière. Faire l’éloge de chacun serait bien long ; tous sont tellement dans la justesse et dans l’émotion vraie.

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Didier Sandre est un patriarche dépassé et au final attachant dans son désarroi face à une époque qui avance plus vite que lui ; son autorité naturelle est pleine d’élégance, on sent l’affection qu’il a pour cette famille sous le vernis froid que lui impose son rang et sa fortune … sa mort n’en est que plus douloureuse à vivre. Pour rester dans les personnages qui nous offrent une bouffée d’oxygène Adeline D’Hermy (Elisabeth) est capable d’arracher des larmes à une salle entière dans sa tentative de fuite, dans sa supplication à Sophie de l’aider à sauver ses enfants, dans sa prise de conscience de ce monde de haine et de rancoeur qui est en train de pourrir et sa famille et son pays. Fragile et pure sans en faire trop, elle touche et bouleverse. Sébastien Pouderoux (Herbert) reprend le rôle que tenait Loic Corbery et le fait exister d’une manière différente, particulièrement interessante. Plus révolté, plus spontané, plus authentique et en quelque sorte encore plus OVNI dans cette famille aussi lisse en surface que bouillonnante dans les âmes il incarne le seul personnage capable de prendre ses responsabilités, offrant un modèle de virilité et de courage des plus séduisants. Clément Hervieu Léger (Gunther) excelle dans un rôle auquel il apporte une belle sensibilité, honnête et sans fard. Ses larmes feront d’ailleurs bien souvent naitre les miennes. Sa corruption par la haine n’en est que plus pénible à accepter et plus dérangeante. Les rôles de méchants glacent autant que les rôles de gentils touchent.

LD © Jan Verswevyeld-10Eric Génovèse (Aschenbach) mène à la baguette tout son petit monde et dirige la famille vers sa faillite tout possédé qu’il est par son idéologie et surement son appétit de se venger de n’avoir jamais eu que les miettes du prestige. Vicieux, pervers (la scène où Sophie se propose à lui pour obtenir un décret qui donnerait le nom de von Essenbeck à son amant est insoutenable de perversité), il sait aussi avoir un humour noir et cynique qui malgré tout fait sourire face à l’horreur qu’il incarne extraordinairement. Denis Podalydes (Konstantin) prouve une nouvelle fois son immense talent. Le point culminant de son interprétation est la scène de la bacchanale où il réalise avec Sébastien Baulain une prouesse d’acteur toujours aussi bluffante. Guillaume Gallienne (Bruckmann) a fait évoluer son rôle qu’il fait pencher de manière plus émouvante vers un Macbeth moderne qui ne maîtrise rien du début à la fin totalement manipulé par sa femme et Ashenbach. Il réussit à rendre perceptible cette réticence à faire le mal et malgré tout cette soif de posséder en plus de la femme, le pouvoir de la famille proposant un personnage à l’esprit fracturé et à la personnalité dense.

LD © Jan Versweyveld-33Elsa Lepoivre est une fois de plus extraordinaire. Elle déclenche une haine croissante du spectateur envers son personnage qui manipule son amant, incite au meurtre, dénonce et fait déporter sa cousine, dénature son fils pour mieux en abuser, pour rendre encore plus bouleversante sa scène finale qui la montre d’un coup repentante, soudainement humaine l’espace d’une fraction de seconde grâce à laquelle elle retourne le spectateur partageant son supplice (la poix et les plumes sur son corps meurtri et nu, humiliée par son fils qui se rebelle enfin ayant compris qu’elle ne l’avait jamais aimé). Lire sur son visage ravagé par les larmes, cette chute de tout à rien est un bouleversement. Enfin Christophe Montenez retrouve avec Martin un rôle à la hauteur de son insolente facilité à s’approprier un personnage. Et celui ci est une mine d’or tant il évolue au cours de la pièce permettant au comédien de moduler sa diction, de diversifier sa façon d’aborder la manière de se mouvoir de son personnage, de jouer avec ses personnalités multiples non sans avoir à se frotter à des scènes particulièrement délicates  sur une scène de théâtre. Son anéantissement dans les névroses induites par sa mère finissent de rendre fascinant ce monstre né sous nos yeux, posant l’ultime question de la fascination humaine pour l’horreur.

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Le DVD de la production filmée à Avignon est sorti ; surement ne rendra t’il pas l’intensité inouïe de la pièce qui reste à voir et (ou ) revoir encore quelques semaines. Un spectacle inoubliable et incontournable.

Les Damnés – Ivo van Hove/Visconti, Badalucco, Medioli – Comédie Française – Dimanche 8 Octobre 2017

Crédit photo Christophe Raynaud de Lage / Jan Versweyveld CF

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