ANGELS IN AMERICA – Comédie Française

Après plusieurs tentatives avortées pour cause de grève, de Covid et autre pluie de météorites, et grâce à un entêtement typique du bovidé zodiacal que je ne suis pourtant pas, j’ai enfin vu Angels in America (1991) dans la version créée en 2020 déjà par Arnaud Desplechin pour la Comédie Française ! Adapté de la pièce de Tony Kushner, auteur juif, homosexuel et marxiste, ce long spectacle nous renvoie à la fin des années 80 à New York : des années qui auraient pu être marquées par de grandes victoires mais au final « simplement » traversées par de vaillants combats, face au VIH gangrénant l’Amérique conservatrice et hypocritement puritaine de Reagan notamment. Qu’Angels fasse son entrée dans la respectable salle Richelieu est un acte politique important dont l’impact est cependant amoindri par l’élagage du texte (près de la moitié) et une mise en scène futée mais peut être trop conventionnelle en regard de la « monstruosité » formelle de la pièce.

Sur la forme, Arnaud Desplechin utilise parfaitement le plateau qu’il coupe en deux pour faire s’enchaîner, voire se superposer, les scènettes entre les divers personnages ; l’interpolation des tableaux renforçant l’intrication des destins de ces citadins new yorkais en proie à leurs problèmes et drames personnels et à ceux de leur époque. Ainsi, les 44 changements de décor s’enchaînent avec une grande fluidité et une cinématographique théâtralité préservée jusque dans l’apparition de l’ange de l’Amérique (Florence Viala) descendant des cintres attachée par des câbles que le metteur en scène ne cherche pas à cacher : une sorte de magie réaliste dans le fond et la forme qui peine malgré tout à trouver sa place dans l’intrigue rabotée.

Car dans ce théâtre, il manque la matérialisation de l’exubérance du texte, de son baroque américain mêlant soap opera, music-hall, bling-bling et ambiance interlope des lieux de drague de Central Park. Et bien que ces influences aient été intégrées dans le caractère des personnages, une concrétisation au plateau aurait pu conduire à un résultat plus flamboyant. Le metteur en scène choisit de privilégier la fluidité du spectacle et la clarification du discours psychologique à une forme plus bigarrée qui aurait cependant rendu les intrigues moins linéaires. C’est un choix, pas fondamentalement gênant, sûrement judicieux mais qui pose question.

Au sommet de la chaîne alimentaire l’avocat Roy Cohn, autant juif et homosexuel qu’anti-sémite et homophobe, qui a poussé sur la chaise électrique les époux Rosenberg, orchestré la chasse aux sorcières, défendu la famille Trump pour se faire une place près du trône, avant de détourner des stocks d’AZT destinés à des protocoles d’essai lorsqu’il est atteint du SIDA (chose qu’il niera, prétendant avoir un cancer du foie, mais dont il mourra bel et « bien »). Michel Vuillermoz lui donne un côté picaresque, d’homme sans gêne, colérique, sûr de lui et de mauvaise foi qui pourrait être drôle si ces traits n’étaient doublés d’une propension naturelle à bafouer toute morale. Cette manière de rendre truculente cette ordure est particulièrement efficace pour en souligner les plus sombres aspects et montrer comment la course à la réussite purge ses ambitieux participants de toute humanité.

Joe Pitt (Julien Frison), son protégé, se débat dans un mariage de convenance ; mormon tiraillé par ses attirances gay, il est incapable de satisfaire Harper (Jennifer Decker) son épouse qui se défonce au Valium et se complaît dans les apparitions que les benzodiazépines lui provoquent. Dans l’antichambre du pouvoir, Joe rencontre Louis (Jeremy Lopez) le compagnon en roue libre de Prior (Clément Hervieu Léger) atteint du SIDA, qu’il envisage de quitter, en panique face à la maladie. Celui ci trouve un peu de réconfort auprès de Bélize (Gaël Kamilindi), infirmière drag queen, lors de ses séjours à l’hôpital.

La mise en scène axant davantage son propos sur les personnages que sur les situations fonctionne plutôt bien en grande partie grâce à la qualité des comédiens. Clément Hervieu Léger, dont le jeu a pu me paraître parfois maniéré et affecté, est ici incroyablement bouleversant dans une incarnation qui relève du parfait équilibre entre drama, sincérité et empathie envers Prior, héros malgré lui, élu prophète d’un espoir censé guider le pays abandonné de Dieu.

Gaël Kamilindi enchaîne les rôles avec une dextérité incroyable : sortant d’un frigo en tenue extravagante, il est Mister Trip qui conduit Jennifer Decker, irrésistible en accro aux tranquillisants et touchante en femme délaissée, dans un délire en Antarctique ; quelques minutes plus tard, revêtu d’une blouse blanche, il devient Bélize, drag queen afro au cœur tendre mais à la répartie qui ne s’en laisse pas compter. La touche de gayté de la distribution.

Jeremy Lopez et Julien Frison constituent un duo troublant et troublé et s’illustrent dans un registre assez inattendu. La cerise sur le gâteau est Dominique Blanc, irrésistible rabbin à l’accent inimitable dans la scène d’ouverture, général soviétique tout aussi bien croqué, facétieuse Ethel Rosenberg, honnête médecin de Roy Cohn et mère possessive du jeune Joe. Rien que çà !

Le spectacle est indéniablement touchant et l’on s’attache aux personnages sans aucune retenue. Mais les coupures du texte créent un peu d’incompréhension : à quoi servent les anges par exemple ? Le plus critiquable reste la relative mise au rebut des marqueurs socio-géo-politiques de l’Amérique reaganienne décrite par Kushner (que l’on imagine plus présents dans les parties élaguées du texte) qui semble vouloir ancrer dans le présent un discours du passé. Ayant grandi dans cette période et donc la connaissant, cela ne m’a pas vraiment dérangé, mais en me mettant à la place d’un jeune spectateur, il y a sûrement des éléments manquants qui peuvent faire trouver cette production un peu trop sage et pas assez militante. Car oui, 40 ans plus tard le VIH est toujours là, l’homosexualité est toujours un « problème » social et les Roy Cohn peuplent toujours les bancs du pouvoir.

Arnaud Desplechin observe à la loupe les personnages d’Angels in America et son adaptation y gagne en sensibilité. Mais ce zoom enlève indubitablement à la pièce son caractère de fresque presque shakespearienne (sans savoir pourquoi me vient à l’esprit Henry VI) et cette vision rapprochée fait perdre aux anges quelques plumes : la virulence sociale et politique du propos s’en trouve atténuée, le caractère baroque et flamboyant de la pièce est assurément édulcoré. Loin de décevoir, ce spectacle donne envie de revoir la pièce autrement. Une alternative : regarder la série adaptée sur le texte intégral !

Angels in America 
(Kushner/Desplechin)
Comédie Française - Salle Richelieu 
Jusqu’au 14 mai 2023
Crédit photos : Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française 

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