MARY SAID WHAT SHE SAID – Théâtre de la Ville

Quand Isabelle Huppert retrouve Robert Wilson forcément cela stimule un vif intérêt et avec Mary said what she said repris au Théâtre de la Ville, beaucoup ont sûrement pensé voir l’actrice iconique livrer un grand numéro de théâtre dans un long monologue basé sur les derniers jours de Marie Stuart, reine d’Ecosse, emprisonnée pendant 18 ans par sa non moins royale cousine Elisabeth 1ère et en passe de glisser son frêle cou sous la hache du bourreau.

Ceux là auront été échaudés à n’en pas douter car la « pièce » (en fait un arrangement de 86 paragraphes inspirés d’extraits de la correspondance de la reine Marie) de Darryl Pinckney ne raconte, à proprement parler, rien de sa vie, et reste même très hermétique à qui n’a pas trouvé dans le programme ou dans la biographie passionnante écrite par Stefan Zweig, les clés permettant de créer des ponts entre quelques épisodes de sa vie et des bribes de texte. Et pourtant ce spectacle est un inoubliable moment artistique ; déstabilisant dans les premières minutes pour celui qui vient voir du théâtre, frustrant pendant toute la durée de la représentation pour celui qui s’obstine à vouloir voir du théâtre mais ô combien enivrant pour le spectateur qui abandonne les conventions théâtrales, largue les amarres et se laisse embarquer par cette performance incroyable.

Le texte, qui fait allusion à quelques personnages proches de Marie, essème quelques réminiscences de sa vie amoureuse, laisse échapper sa haine envers sa cousine … ne s’embarrasse pas d’un quelconque souci chronologique ; il n’est d’ailleurs ni un récit ni un monologue introspectif mais une très belle variation poétique, superbe dans son flot bien que parfois abstraite dans son sens, à la métrique accentuée par la musique omniprésente et entêtante de Ludovico Einaudi. Isabelle Huppert, voix reconnaissable entre mille, le récite, le malaxe, le tort, le scande ou le répète à une vitesse frénétique comme une litanie qui, musique additionnelle aidant, nous entraînerait presque dans une transe chamanique ; la même qui semble habiter la comédienne, soudain terrifiante, lorsque sa bouche sur-articulant le texte qu’elle martèle à la vitesse d’un cheval au galop, semble vomir ces mots, expulser la violence, la rage, l’envie de vengeance qui habite le personnage, comme envoûtée par un esprit démoniaque.

Pour Wilson, le texte n’a aucune importance. Le but de sa création est ailleurs et les mots n’en sont qu’un outil parmi les autres. L’intérêt se situe dans la forme, et tout est calculé et agencé pour cela. Dans le texte, ce qui alors devient important est la manière dont il est sculpté par le rythme imposé à la déclamation et la manière dont le contenu libère son sens, et donc l’émotion, non plus par le signifiant mais par le rythme et le son. Pour ce qui est de la mise en scène, l’actrice se retrouve aussi corsetée dans sa superbe robe de style élisabéthain que dans la chorégraphie que construit le plasticien. Tout est millimétré : placement, mouvements des bras, des doigts, des yeux, de la bouche … tout doit tomber au bon endroit, au bon moment et dans le bon rayon de lumière. Cela donne des scènes d’une beauté absolue : quand l’actrice semble avoir des ailes de faucons à la place des bras, les doigts devenant rémiges, quand elle se détache en ombre chinoise sans que l’on sache si elle est de dos, de face, si elle avance, si elle est immobile, quand elle disparaît derrière un voile dans un fumigène évoquant les brumes de l’hostile Ecosse…

Un texte incompréhensible ou presque (en tout cas abstrait et dépourvu de toute trame narrative ou instrospective), à dire de manière totalement détachée en étant complètement enfermé dans une gestuelle rigide imposée … cela parait laisser peu de marge de manœuvre à l’interprète pour habiter cette place … Et pourtant ! C’est dans ce qui semble être une impasse qu’Isabelle Huppert réussit son coup de génie : jeune fille innocente et amoureuse débarquant à la cour du roi de France, reine usée et emprisonnée, femme révoltée, épouse nostalgique, superbe tout autant que brisée, souveraine et misérable … l’actrice embrasse Marie Stuart dans toute sa complexité, fascine et remplit génialement cette forme a priori rigide provoquant, au delà de la froideur apparente, la sidération (et je pèse mes mots) du spectateur. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : l’émotion ressentie n’est pas, et ne peut pas être, théâtrale, car cet objet n’est pas du théâtre. Elle se situe au delà, touche au plus profond du spectateur cette fibre qui peut vibrer devant la beauté d’un tableau ou frémir aux accords bouleversants d’une musique.

En nous entraînant dans ce monde parallèle par une esthétique faille spatio-temporelle (on ne voit pas passer le temps dans ce spectacle et on oublie la présence de ses voisins) Robert Wilson et Isabelle Huppert nous invitent à vivre à une expérience artistique unique ; à condition de se laisser aller et de ne pas chercher à analyser. Il suffit seulement de s’autoriser à ressentir pour vivre ce spectacle. C’est sûrement ici que certains spectateurs (ceux-là même qui venaient voir Huppert dans un rôle aussi majestueux que sa renommée) resteront sur la touche. Comme je les plains …

Mary said what she said
(Pinckney/Wilson)
Théâtre de la Ville - Espace Cardin
Jusqu’au 14 mai 2023
crédit photos Lucie Jansch

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