LA CERISAIE … qui sent le sapin

Clément Hervieux Léger, sociétaire de la Comédie-Française, a toujours su, à travers ses mises en scène, ciseler des personnages ayant la finesse de petites figurines en porcelaine de Saxe. On avait adoré la quasi perfection de son Misanthrope, la délicatesse de son Petit Maître corrigé et la profonde sensibilité de son Eveil du Printemps. Sa confrontation à Tchekhov s’annonçait prometteuse ; elle tient hélas davantage du rendez-vous manqué. Trop de pression face à ce pilier de la littérature russe ? Une vision trop fataliste de la pièce pour moi qui n’en suis pas familier (j’avoue c’était ma première !) ? Difficile à dire, car tout semblait sur le papier conduire cette Cerisaie à une réussite … mais c’est finalement déçu que l’on quitte la salle.

Cette frustration vient en partie du décor massif, totalement clos, étouffant donc et somme toute assez moche, représentant une pièce de la maison de Lioubov Andreïevna. Après plusieurs années d’absence, cette riche propriétaire revient dans son domaine, planté d’une immense cerisaie, qu’elle avait quitté suite à la noyade de son jeune fils. Elle retrouve son frère Léonid et sa fille adoptive Varia qui ont essayé de maintenir le domaine à flot, sans succès. Les dettes se sont accumulées, la plupart des domestiques sont partis et la propriété doit être vendue aux enchères dans quelques mois. La famille, inconsciente des changements sociaux que traverse la Russie, continue de vivre dans leur monde d’avant, dans les souvenirs des heures heureuses de cette cerisaie dont la mise en scène nous prive en claque-murant les personnages dans cette chambre, toute en planches, ressemblant davantage à un cercueil qu’à un havre de paix et sentant à l’évidence plus le sapin que les fleurs de cerisiers.

Car le domaine nous ne le verrons jamais si ce n’est à travers de vieilles croûtes pseudo-impressionnistes accrochées au mur. L’action se déroule sur plusieurs mois et quelques saisons mais, de la même manière, jamais nous ne sentirons ce temps qui s’écoule (où à peine lors de la salvatrice évocation d’une sortie estivale dans les champs – bref moment d’aération des esprits au grand air), ce temps à la fois suspendu pour les personnages insouciants et rêveurs, mais qui pourtant tourne et œuvre contre eux. En effet, Lopakhine, un jeune moujik devenu riche, propose d’abattre tous les arbres et de construire des datchas sur le terrain défriché, pour héberger de futurs touristes. C’est dans cette mouvance que se situe la Russie d’après …

La mise en scène et la direction de cette luxueuse distribution est bien chorale, totalement en phase avec le texte de Tchekhov qui ne met en avant aucun caractère ; il y a donc beaucoup de personnages sur scène mais aucun lien incarné ne les relie : le simul et singulis, devise de la troupe, est mis en échec. Si bien que chacun semble s’agiter de son côté, comme des papillons autour d’une ampoule. Par manque de contraste, notamment dans sa confrontation aux personnages qui représentent la nouvelle génération, on ne ressent pas la nostalgie de Lioubov, son aveuglement, sa folie … Faute d’un patron bien taillé, Florence Viala n’arrive pas à revêtir ce rôle et reste très lisse dans son interprétation ; comme globalement tous les comédiens, qui dessinent dans leurs personnages des caractères très français dans l’expression de leurs émotions, très policée, très XVIII ème, bien éloignée du tempérament slave, excessif aussi bien dans la mélancolie que dans l’enthousiasme ou l’ivrognerie. Ils restituent pourtant parfaitement le sens du texte mais ce que l’on entend ne colle pas avec ce que l’on voit et cette sensation crée rapidement un malaise chez le spectateur et une déconnexion entre la salle et le plateau.

De nombreuses tensions ne sont pas explorées qui auraient pu rehausser la palette d’émotions trop pastel dans laquelle la mise en scène s’enfonce. Adeline D’Hermy, (Varia), l’un des personnages les plus réussis, est amoureuse et courtisée par Loïc Corbery (Lopakhine) mais ne peut se résoudre à l’épouser car leurs intérêts sont opposés. Ce drame existe dans le texte et est hélas délaissé dans la mise en scène. Lopakhine est ici présenté comme un instrument du destin alors qu’il est le destin lui même . Les raisons peuvent en être multiples : il rachète le domaine par amour pour Lioubov, parce que c’est le lieu où il a grandi du temps et où son père était domestique, par vengeance de classe, lui devenu bourgeois arriviste prenant sa revanche sur l’aristocratie déclinante… Aucune de ces pistes n’est exploitée ; si bien que ce jeune homme, un peu paumé, semble racheter le domaine sans trop savoir pourquoi peut être même juste parce qu’il est arrivé saoul à la vente aux enchères. Tout semble laisser penser que Clément Hervieux Léger a trop aimé ses personnages et trop cherché à les ménager ; il n’a pas osé les malmener, montrer leurs failles, les pousser vers leurs extrêmes si bien que le sentiment « d’ennui », de temps étiré, de décalage entre leur vision du monde et leur réalité, qui devrait habiter le plateau se propage dans la salle, heureusement réveillée à la fin de la pièce par un tableau qui se détache du mur et tombe avec fracas sur le sol de la maison vouée à la démolition. Quelques très belles scènes, furtives mais vraiment fortes, sont toutefois à sauver de cette pâle et atone proposition : les adieux de Lioubov et de son frère à la maison, les clés que jette Varia au sol quand elle apprend que le domaine est vendu, l’image finale de Firs, le vieux laquais du domaine, (bouleversant Michel Favory) oublié dans la maison vide. 

Perdre une maison d’enfance, un lieu de souvenirs est l’une des plus douloureuses émotions que l’on puisse ressentir. Elle se double dans la Cerisaie de la fin d’une époque, du basculement d’une société, du déclin de la classe aristocratique russe et de son mode de vie. Rien dans cette mise en scène ne sert cette nostalgie : aucun coup de hache ne vient fendre les cœurs ni la moelle tendre du tronc des cerisiers. J’aurais tant aimé les entendre résonner et voir tomber les arbres.

La Cerisaie
(A.Tchekhov - C.Hervieu Léger)
Comédie Française - Salle Richelieu
Jusqu'au 6 février 2022
Crédit Photos Brigitte Enguérand

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