L’heureux Stratagème … une heureuse réussite !

« Encore un Marivaux !! » Il faut dire que l’auteur français a la côte à en juger par le nombre de nouvelles productions de ses grands classiques et la résurrection tantôt hasardeuse tantôt réjouissante de pièces ressorties du fond des bibliothèques (L’héritier du Village, Arlequin poli par l’Amour, Le petit maitre corrigé …). Jadis, Marivaux lui même avait retiré sa pièce aux Comédiens Français sous pretexte qu’ils « déclamaient trop ». C’est donc 285 ans plus tard que l’Heureux Stratagème (1733) fait son entrée dans la maison de Molière. Et c’est la salle du Vieux Colombier, remaniée pour l’occasion afin de ménager un ingénieux dispositif bi-frontal, qui accueille la version épurée d’Emmanuel Daumas. Une scénographie permettant d’observer au plus près l’itinéraire sentimental de trois couples et un décor blanc prêt à se marquer de souvenirs indélébiles de cette rude épreuve font de cette nouvelle production un superbe plaidoyer en faveur d’une pièce injustement méconnue. 

L'Heureux Stratageme ©C. Raynaud de Lage, coll.CF_0102

L’histoire : 

La Comtesse aime et est aimée de Dorante. Ils vont d’ailleurs s’épouser et cela tombe bien, leurs servante et valet, Lisette et Arlequin, vont ainsi pouvoir en faire de même. Mais à la veille du mariage, la Comtesse se dit que l’infidélité ne doit plus être un privilège des hommes et décide de ne pas se fermer à l’amour des autres galants sous pretexte qu’elle en a un qui l’aime. Cette Dom Juan en jupon (elle est au final bien au delà de cette facile comparaison !) décide donc de céder au badinage du Chevalier et d’annuler le mariage au grand dam des serviteurs qui voient, de fait, leur mariage remis en question. Dorante est affligé mais la Marquise, liée au Chevalier décide de remettre de l’ordre dans tout cela. Elle et Dorante font feindre de s’aimer et orchestrer leur mariage afin de rendre leurs anciens amants jaloux. Si Lisette prend un moment le partie de sa maitresse et se rapproche de Frontin, le valet du Chevalier, elle se rend vite compte que c’est bel et bien Arlequin qu’elle aime. Les valets vont eux aussi intriguer pour rétablir l’ordre. A l’issue de quiproquo, d’hésitations et de révélations, le visage de l’Amour vrai finit par se montrer et les couples les plus sincèrement amoureux finissent par s’épouser.

L'Heureux Stratageme ©C. Raynaud de Lage, coll.CF_0251

Révérences …

LHeureux Stratagème, injustement méconnu, n’a rien a envier à aux pièces plus retenues par l’histoire. En le débarrassant de tous les éléments annexes qui polluent parfois ses autres textes (mariages forcés, question de dot, obéissance aux parents …), Marivaux concentre son texte, cruel mais non sans humour, sur les hésitations du coeur, l’engagement, la difficulté de dire son amour… autant de sujets particulièrement actuels à l’heure où la cohabitation de la peur du célibat (de la solitude) et la soif de liberté de consommer  (y compris de l’humain)  « schizophrénisent » les relations amoureuses. Cette pièce de presque 300 ans est donc particulièrement actuelle et a posteriori totalement « anti conformiste » pour son époque. Et plus encore avec le déplacement du propos de l’infidélité et d’une forme galante de libertinage dans la bouche d’une femme ! Vous tenez là de quoi faire scandale dans la bonne société. Et l’on tient surement là les causes, une fois Marivaux ad patres, du passage à la trappe de cette pièce donnant à la femme une place bien trop avant gardiste pour la société bourgeoise du XIX ème siècle. D’autant plus, qu’il s’agit bien là d’une obscène séance de dissection du sentiment amoureux, autre sujet tabou dans la société bourgeoise. Pour une fois, Marivaux se contient, limite les allez-retours d’un coeur à l’autre et dose avec justesse les phases d’inconstance, d’hésitation, de provocation avant de trouver l’équilibre amoureux et heureusement car il met en scène trois couples ! Si la femme « rebelle » semble a posteriori préfigurer la montée de la Révolution, le traitement des valets a tendance (et celle ci est nettement soulignée dans la superbe mise en scène d’Emmanuel Daumas) à montrer que ces derniers vont petit à petit gagner des droits ou en tout cas en réclamer davantage. L’auteur leur attribue une situation privilégiée dans la relation libre qu’ils ont avec leurs maitres et des réparties particulièrement drôles et cinglantes à leur encontre. Mais ce qui est le plus passionnant dans ce texte est de suivre l’évolution des états d’âme de cette Comtesse qui va se rendre compte que la liberté amoureuse que son libre esprit lui conseille n’est pas forcemment en accord avec l’engagement auquel son coeur aspire ; que l’infidélité quand elle se retrouve mise en balance avec l’amour propre n’est peut être pas une philosophie aussi épanouissante qu’il n’y parait.

Emmanuel Daumas choisit, pour nous faire suivre ces fines variations psychologiques, de placer la scène au centre de la salle. Les spectateurs observent donc la scène de part et d’autre d’un cube blanc un peu comme autour d’une table de dissection. Placé au plus près de l’action, l’oeil, rivé sur les visages, peut capter le moindre frémissement ; habile disposition pour permettre au spectateur de mieux percevoir le texte. La direction d’acteur est particulièrement fine et chaque questionnement ou réaction des personnages sont ajustés au millimètre évitant tout éclat trop poussé. Les crises lorsqu’elles ont lieu son pleinement justifiées et d’autant plus violentes : ainsi le « pétage de plomb » dans les règles d’un Arlequin tellement affecté par la remise en question de son mariage avec Lisette et choqué de l’inconstance de la Comtesse et des nouvelles accointances de son maitre, ou les hurlements de la Comtesse quand elle se rend compte qu’elle est incapable de supporter les principes qu’elle a pourtant choisis.

La delicatesse du décor, paré de blanc qui se patine au gré des allées et venues , est inspiré de Cy Twombly. Si l’on se demande le rapport en disant cette note d’intention dans le programme, on en comprend mieux le lien lors de la représentation. Comme les gribouillages (pardon!) du peintre, les fleurs écrasées du bouquet déchiqueté dès la première scène (image tellement belle que ces tiges d’un vert tendre, ces pétales roses sur le sol blanc) , les pans de papier mural arrachés, les trous faits par les talons de la Marquise impatiente, sont autant de traces indélébiles et de stigmates d’épisode de la vie sentimentale des personnages et autant de balises sur leur carte du tendre.

Placés dans cet écrin et dirigés avec autant de finesse, les comédiens sont bien évidemment excellents. Le metteur en scène inverser les attributions. Ainsi ceux qui sont habitués aux rôles de suivantes et valets interprètent les maîtres et les jeunes premiers habituels se retrouvent en valet. Et cette idée est excellente pour bousculer le spectateur habitué aux acteurs de la troupe. L’exemple le plus frappant est l’Arlequin de Loïc Corbery : bouleversant de bout en bout dans la sincérité de son personnage, effondré par cette rupture amoureuse forcée par celle de son maitre, impressionnant dans sa crise de nerf (où l’on se rend compte qu’un acteur dans son rôle est un peu l’équivalent en énergie d’un troupeau d’éléphants lancés sur vous!) qui révèle outre sa souffrance personnelle tout le ras le bol de ces hommes soumis à la loi de leur maitres. De même, le Dorante de Jérome Pouly, qui met un peu plus de temps à rentrer dans le sujet et à perdre un débit un peu scolaire, incarne un personnage sincèrement amoureux, peu à l’aise avec ce marivaudage et inquiet de voir l’entreprise de la Marquise arriver à son terme. Julie Sicard est superbe dans ce rôle. Superbe physiquement, et joliment mise en valeur par des tenues toutes plus belles les unes que les autres, intrigante, acerbe, elle masque son vrai amour, habilement consciente que la femme amoureuse à cette époque est vouée à la souffrance. Et l’on ressent des fêlures dans son personnages particulièrement troublant. Jennifer Decker, en Lisette, fait passer un nombre incalculable d’émotions : tellement drôle quand elle décide d’appliquer les principes  de sa maitresse, touchante quand elle cherche à retrouver son Arlequin, la comédienne trouve ici un rôle auquel elle apporte une belle profondeur. Cette revanche des valets est aussi magnifiquement servie par Eric Génovèse qui fait de Frontin un personnage trouble (côté sombre auquel on est habitué avec ce comédien) mais d’une drôlerie étonnante. Sac à dos vissé sur les épaules, chacune de ses apparitions est une leçon de théâtre. Jamais les valets n’auront été portés à un si haut niveau de jeu ! Nicolas Lormeau donne avec simplicité le bon sens paysan à Blaise, le père de Lisette qui n’hésite pas à remettre la Comtesse à sa place ! Laurent Lafitte est un Chevalier gascon aux accents du sud. Magnifiquement composé, son personnage tend vers le cabotinage mais en évite les écueils : sa ponctuation du texte , ses silences renforcent le comique de ses répliques et finissent de rendre malgré tout sympathique ce beauf trop sûr de lui. Mais la grande révélation est Claire de la Rüe du Can, qui distille dans sa Comtesse une palette d’émotions incroyable. Totalement investie dans son rôle, elle emporte le spectateur avec son personnage et porte la langue si compliquée à faire passer de Marivaux  comme si c’était son parler naturel. Là encore une belle leçon d’interprétation !

L HEUREUX STRATAGEME- Comedie Francaise

... et coups d’épée !

« Dire » Marivaux est toujours une gageure ! Combien de fois se retrouve t’on face à des acteurs qui déclament le texte en donnant l’impression qu’ils n’en comprennent pas un mot … et qui, du coup, nous noient dans une langue qui serait faite de mots que l’on connait mais dont on ne perçoit pas le sens. Cet Heureux Stratègeme ne fait pas exception et certaines scènes bien que justifiées sur le plan dramatique ont tendance à patiner. Par chance (et grâce à l’excellence des comédiens) ces quelques moments de flottement sont rares.

Le principal défaut trouvé à cette représentation est ma voisine qui a passé une bonne partie de la pièce à remettre ses longs cheveux (on t’a reconnu princesse Raiponce!) en place genre « je suis au premier rang du défilé Dior » ou plus basiquement « je suis la nouvelle égérie de Loréal », mettre ses lunettes de soleil (certes le plateau était très blanc mais quand même !) puis ses lunettes de vue (pour mieux lorgner Loic Corbery semble t’il!) puis ses lunettes de soleil  nouveau … le tout en ré-ajustant sa veste en faux cuir la boudinant un tantinet … très agaçant tout çà !! alors, si toi aussi tu as une tendance « enfant hyper actif » qui ne tient pas en place plus de 15 minutes dans une salle de spectacle … demande à ton voisin s’il est Vicomte, et si la réponse est oui … va t’assoir plus loin !

L'Heureux Stratageme ©C. Raynaud de Lage, coll.CF_1259

Conclusion : 

la Comédie Française se paie à nouveau le luxe de déterrer un Marivaux oublié et le fait avec succès faisant presque regretter que cette pièce ait été si mal menée par le passé. Emmanuel Daumas en extrait, par une mise en scène sobre et intelligente, toute l’actualité et l’émotion sans en négliger l’humour omniprésent (car on rit beaucoup quand même !) en s’appuyant sur un cast habilement construit, sortant les comédiens de leurs emplois habituels. Une réussite totale !

En prime la chanson qui rythme les entractes, les comédiens poussant eux la même la chansonnette !

L’heureux stratagème (Marivaux) – Comédie Française – Théâtre du Vieux colombier – Dimanche 7 octobre 2018

Crédit Photos Christophe Raynaud De Lage / coll Comédie Française

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