DANS LA MESURE DE L’IMPOSSIBLE – TnBA

Le théâtre n’est pas, et ne peut pas être, un documentaire … aussi documenté soit-il. C’est ce que démontre Dans la mesure de l’impossible, écrit et mis en scène par Tiago Rodrigues. Créé à la Comédie de Genève (2022) et actuellement en tournée (au TnbA en l’occurrence), ce spectacle a été construit à partir de témoignages de « travailleurs de l’humanitaire » pour La Croix rouge ou MSF. Des volontaires se sont présentés devant l’homme de théâtre et ses comédiens pour raconter leur quotidien qui ne fait pas d’eux, contrairement aux idées reçues, des héros. Sans jamais évoquer directement les lieux concernés (Rwanda, Tchétchénie … est ce vraiment important ?) et en retranscrivant les anecdotes issues de longues heures d’interview, Tiago Rodrigues nous entraîne, dans un voyage émouvant et révoltant à travers deux territoires aux frontières aussi fragiles que mobiles : le possible et l’impossible. Tout aussi frontale que le JT de 20h, mais évitant tout voyeurisme morbide ou sensationnalisme, l’interprétation de son texte nous éclaire bien mieux sur cet autre monde que ne le font C News ou CNN et invite à réfléchir (indirectement car ils ne sont pas évoqués et ne sont pas le propos) sur le biais énorme qu’introduisent les médias dans notre manière d’appréhender le sujet.

Tout commence comme si (et déjà le théâtre s’installe … « on dirait que tu travailles à La Croix rouge ») on recevait les participants à cet incroyable interview menée par Tiago Rodrigues pour écrire son spectacle. Quatre personnes se présentent à l’assemblée encore éclairée (sommes nous déjà spectateurs ?) : l’un est un peu nerveux de parler comme ça face à des gens, un autre propose déjà des pistes de ce dont le travail devrait parler, une autre rappelle que cela n’est qu’un travail, only a fucking job ! (Oui, le spectacle est multilingue ; c’est peut être un détail pour vous mais ici ça veut dire beaucoup car cela ramène à un contexte international qui paradoxalement, loin d’éloigner le sujet, lui donne une proximité bien concrète). Et puis le noir se fait, le plateau commence à s’animer à travers un décor presque vivant : une immense toile qui prend vie par des poulies et des cordages maniés par les comédiens. Elle va se gonfler pour devenir dune puis caverne, grossir encore pour abriter un dispensaire, se transformer en tente, ou devenir la métaphore de ces territoires mouvants que sont zone de confort et zone de guerre.

Les comédiens/témoins : Adrien Barazzone, Beatriz Brás, Baptiste Coustenoble, Natacha Koutchoumov y racontent leurs aventures. Chacun avec une personnalité différente (calme et méthodique, révolté, dépité, hyperactif…), ils créent des personnages, terriblement réalistes, mais de ceux qui donnent leur vie pour tenter de réaliser l’impossible, en sachant qu’ils n’auront sûrement pas plus d’effet qu’un « parapluie face à un tsunami ».

Chaque récit, imprégné de la sensibilité du narrateur, nous pousse à nous interroger face à la perpétuelle friction d’un certain détachement (ou plus exactement d’un regard non complaisant, réaliste et objectif) et de la sincère implication émotionnelle de ces héros du quotidien. La pièce illustre comment la confrontation quotidienne à l’horreur côtoie l’absurdité de certaines situations et la vanité des actions. Dans l’impossible, contrairement à chez Disney, la grandeur d’âme n’est pas récompensée par le succès et la normalité est bien différente : pour sauver un enfant il faut choisir lesquels on va laisser mourir. Par ce récit qui ramène à l’humain, le théâtre instruit différemment du documentaire ; bien plus efficacement que les média qui, de part leur fonction, déshumanisent les événements. Le Théâtre, contrairement à eux, ne montre pas des faits mais mais nous met face à des personnes et nous fait traverser la manière dont elles vivent ces événements tragiques. Toute la force du spectacle se situe dans cette manière de parler de la misère et de la détresse qui gangrènent le monde non pas avec une accumulation de faits mais en faisant partager des émotions, en quittant la géopolitique et les données chiffrées pour revenir à l’individu.

La composition musicale qui parcourt le spectacle, signée Gabriel Ferrandini, est un petit bijou et s’intègre totalement au récit : aussi bien support narratif (évoquant ici des bombardements, là un hélicoptère, plus loin un cœur qui bat), que « présence » abstraite, grondement sourd et lancinant, presque imperceptible mais pourtant bien là, de cet impossible qui rampe et diffuse sur la planète au gré des famines, des sécheresses, des coups d’état ou des guerres de religion. Comme si le compositeur, doublant le metteur en scène, voulait nous obliger à écouter ce que nous refusons de voir.

Un moment de répit : le silence que l’on perçoit lorsqu’une intervention de sauvetage réclame un cesser le feu le temps de traverser une gorge rocheuse et sur le chemin du retour une chanson portugaise sur un poème de Reinaldo Ferreira. Évidemment les tirs de mortier reprendront une fois le convoi passé.

En habile homme de théâtre, Tiago Rodrigues réussit à se frotter au sujet épineux de l’aide humanitaire et évite tous les pièges de cet exercice en jouant finement sur les curseurs de la pudeur et du racontable. Les comédiens, tout aussi habiles, traduisent avec justesse comment la violence banalisée, car diffusée en boucle par les chaînes d’infos, correspond sur le terrain non pas à une horreur globale telle qu’on la ressent devant nos écrans, mais à une multitude de crises individuelles. Par ce zoom, ils nous mettent le nez dans ce que nous ne voulons pas voir, ou juste de loin… dans ce que nous ne pouvons de toute manière pas comprendre tant que nous restons en zone « possible ». Un très grand spectacle doublé d’un bel exercice de style sur la chose théâtrale (mais là il y aurait eu le double à écrire!).

Dans la mesure de l’impossible 
(Rodrigues)
jusqu’au 3 juin 2023
Tnba - salle Vitez
crédit photos Magali Dougados

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