La Puce à l’Oreille … rire et révélations

Mettant à mal l’idée que le théâtre public et le théâtre privé devraient s’affronter sur la base de leur répertoire intello pour l’un, plus grivois pour l’autre, la Comédie Française prend, en ce début de saison, le chemin du boulevard avec La Puce à l’Oreille de Georges Feydeau, comme une nouvelle couche d’encanaillement après les reprises récentes de l’Hotel du Libre Echange (lire >> ici). Partant du principe que, bien servie, une pièce de boulevard ne peut être que drôle, c’est sans hésitation aucune, que mes pas prirent le chemin de la Salle Richelieu pour aller voir cette nouvelle production mise en scène par Lilo Baur qui nous avait séduits par sa gestion de l’espace dans Après la pluie (lire >>ici) et bouleversé dans sa Maison de Bernarda Alba. Une excellente initiative !  

Qu’est ce donc qu’il s’y passe ?

Raymonde Chandebise en est sûre … son mari, Victor Emmanuel, la trompe et voit en secret sa maîtresse à l’Hôtel du Minet Galant. Un étrange colis adressé par cet établissement de peu de vertu (les bretelles oubliées par Monsieur Chandebise : en fait celles de Camille Chandebise, le neveu et secrétaire de Victor Emmanuel) lui a mis la « puce à l’oreille ». Elle décide donc de piéger son mari en lui donnant un faux rendez vous dans ce même hôtel. C’est à son amie Lucienne Homénidès de Histangua qu’elle confie la charge de rédiger le billet doux lui proposant ce rendez vous galant. Alors bien sûr, quand Victor Emmanuel, surpris de recevoir de telles avances montre le billet à Carlos Homénidès de Histangua, son ami et client (qui reconnait l’écriture de sa femme et jure sur le moment de lui régler son compt) puis à Romain Tournel, son assistant, en pensant que la mystérieuse demoiselle s’est trompée et le convoitait lui, plus jeune et séduisant (… et en secret amoureux de Raymonde, elle même bien décidée à céder platoniquement à ses avances si son mari lui est infidèle), tout bascule dans un enchaînement d’inextricables quiproquos. Rajoutez à cela la ressemblance inouïe entre Victor Emmanuel et Poche, l’homme à tout faire du Minet Galant, ses problèmes d’érection soignés par le docteur Finache, client de l’hôtel borgne, la relation tenue secrète entre Camille et la soubrette de la maison abritée par ledit hôtel … et vous imaginez le tourbillon de complications qui s’en suit lorsque, inévitablement, tout le monde débarque au Minet Galant ! L’issue de cet imbroglio ? … je ne vous la dirai pas !

LA PUCE A L'OREILLE - Feydeau - Lilo Baur - Comedie-Francaise - Salle Richelieu

Une invraisemblable vérité

Quel talent faut-il pour ne pas rendre indigeste le mille-feuilles de contretemps et autre malentendus successifs que représente ce genre de pièce. Et Lilo Baur s’impose ici sans restriction en créant une ambiance bien singulière par un déplacement temporel de la pièce dans des années 60 et spatial, quittant l’immeuble bourgeois parisien pour un luxueux « chalet » de montagne. Alors bien sûr, quand on est fan de Austin Powers on est déjà conquit dès que se lance la bande son, de bout en bout géniale, sur laquelle débute la pièce. On ne peut ensuite que se laisser emporter dans ce délire organisé et maitrisé ; car tout est cadré (musique, déplacements et chorégraphie, rythme des répliques…) avec une précision dont le diabolique n’a d’égal que l’impression de spontanéité voire d’improvisation que dégagent les trépidantes 24 heures passées avec ces personnages. Chaque coup de théâtre, pourtant toujours plus invraisemblable que le précédent,  devient, porté par la conviction de la mise en scène et, nous y reviendrons,  par l’enthousiasme des comédiens, encore plus plausible que le précédent sans que jamais le rythme étourdissant ne fasse perdre pied ou que le trop plein de gags finisse par empêcher de rire.

LA PUCE A L'OREILLE - Feydeau - Lilo Baur - Comedie-Francaise - Salle Richelieu

Démultiplier les mécanisme du rire

Il faut dire que le texte de cette Puce à l’Oreille est une petite merveille et offre, en plus des ressorts comiques classiques du genre (ciel mon mari !) deux éléments supplémentaires : la ressemblance frappante entre le mari suspecté d’infidélité et le domestique de l’Hôtel et les troubles d’élocution de Camille Chandebise, incapable de prononcer les voyelles. Comme si cela ne suffisait pas, Lilo Baur décide d’exploiter des éléments de décor pour générer des gags récurrents (efficace comique de répétition) et de personnages muets qui assistent médusés à ce tourbillon. Ce groupe de skieurs (l’occasion de mettre en valeur l’impressionnante présence scénique d’Aksel Carrez, Mickael Pelissier et Nicolas Verdier, très drôles sans rien faire !) vient dédoubler la position de surplomb du spectateur, qui jouit de la situation en ayant toujours un temps d’avance sur les personnages, d’un regard totalement extérieur et innocent qui s’ébahit devant l’excitation de tous ces fous furieux et en renforce le comique. Les changements de décor sont eux aussi l’occasion d’exploiter tous le potentiel de la troupe : ces derniers se faisant à vue avec une énergie et une drôlerie ne laissant même pas ces moments  au spectateur pour reprendre ses esprits ! Ainsi,  en exploitant le comique dans le moindre interstice de texte et de mise en scène, Lilo Baur se renouvelle sans cesse et nous fait pleurer de rire.

LA PUCE A L'OREILLE - Feydeau - Lilo Baur - Comedie-Francaise - Salle Richelieu

Débridé mais parfaitement maitrisé

La troupe, comme à son habitude, excelle dans la manière d’aborder ce répertoire. Face à une telle abondance de moyens de faire rire, le risque était de se laisser déborder, d’en rajouter encore là où les situations et les répliques doublées d’une mise en scène inventive suffisent. Les comédiens l’ont, on s’en doute, bien compris. Même si l’impression d’assister à des batailles d’improvisation est récurrente tellement la folie est naturelle chez la plupart, chacun reste à sa place tout en inscrivant sa personnalité dans la feuille de route collective. Ce numéro de haut vol aboutit à une galerie de portraits truculente et psychologiquement très bien sentie qu’il serait bien trop long de détailler (et bien trop réducteur). Quel personnage que le colérique et hystérique Carlos Homénidès de Histangua, mari aussi jaloux que prompt à dégainer son révolver interprété par Jérémy Lopez qui lui donne en bonus un délirant accent de mexicain d’opérette ! Quelle magistrale leçon de comédie de Serge Bagdassarian qui arrive à tracer des parallèles entre les deux sosies, aussi antithétiques soient-ils (Chandebise et Poche son finalement aussi paumés l’un que l’autre et complètement dépassés par leur vie en général ce qui leur donne un côté particulièrement touchant au delà du comique qu’ils véhiculent) ! Impressionnant et tellement drôle aussi Jean Chevalier (qui surprend à chaque production davantage) dans le rôle du dyslexique Camille Chandebise ! Quant au jeu délirant de Sébastien Pouderoux, on s’y laisse prendre à chaque fois ! Du côté des femmes Anna Cervinka jusque là vue dans des rôles sombres s’impose avec une aisance incroyable dans le rôle de Raymonde et fait figure d’une vraie révélation dans ce registre. Elégante, vive, indépendante, elle ancre son personnage dans l’esprit sixties de la mise en scène et n’est pas sans rappeler Claude Gensac ou la pétillante Samantha, la sorcière bien aimée ! Pauline Clément trouve dans Lucienne Homénidès de Histangua un moyen de s’exprimer dans un registre plus épicé que d’habitude et cela lui va à merveille : son personnage est croqué à la perfection.

LA PUCE A L'OREILLE - Feydeau - Lilo Baur - Comedie-Francaise - Salle Richelieu

Les rôles secondaires ne sont pas en reste et participent tout autant à la fête : Cécile Brune faisant le sapin de Noel vaut à elle seule le détour, Bakary Sangare use et abuse d’un mur pivotant, astucieux stratagème permettant de dissimuler les activités peu recommandables de l’hôtel en cas de descente de police (je ne vous en dis pas plus), Birane Ba continue de s’imposer comme un des jeunes de la troupes sur lesquels il faudra compter malgré un rôle anecdotique mais défendu avec une énergie et une conviction extraordinaires sans jamais basculer dans la cabotinage …

LA PUCE A L'OREILLE - Feydeau - Lilo Baur - Comedie-Francaise - Salle Richelieu

Le résumé

Lilo Baur affronte avec audace les risques du répertoire de boulevard en déplaçant l’action de sa Puce à l’Oreille dans le temps et en sortant le classique drame bourgeois des salons Haussmanniens habituels. Elle profite d’une distribution éblouissante pour oser rajouter des éléments comiques à la pièce déjà très aboutie de Georges Feydeau (surement davantage que l’Hôtel du Libre Echange récemment monté sur la même scène). Les comédiens sont bien sûrs fabuleux et le rire au rendez vous . Anna Cervinka et Pauline Clément, rarement présentées dans ce registre, y sont rayonnantes et font des merveilles de leurs personnages. Besoin d’une bouffée de bonne humeur ? Foncez !

LA PUCE A L'OREILLE - Feydeau - Lilo Baur - Comedie-Francaise - Salle Richelieu

La Puce à l’Oreille (G. Feydeau) – Comédie Française : Salle Richelieu – Dimanche 13 Octobre 2019

Crédit photos Brigitte Enguérand coll CF