Le Triomphe de l’Amour … un triomphe pas si certain !

Denis Podalydès pour la mise en scène, Eric Ruf pour la scénographie, Christian Lacroix pour les costumes et un nouveau Marivaux méconnu voire inconnu : l’affiche est alléchante. Créée à la maison de la culture d’Amiens, reprise aux Théâtre des Bouffes du Nord, cette production du Triomphe de l’Amour (1732) est actuellement en tournée et propose de découvrir les pas encore hésitants d’un Marivaux dans un argument « politique ». Le spécialiste des imbroglios amoureux détourne rapidement les fondementaux d’une tragédie presque racinienne en y injectant valets de commedia dell arte et autres travestissements dont il est familier.  Ah ! l’Amour ! toujours l’Amour !

L’histoire

Dans un épisode précédent, Léonidas a détrôné son souverain Cléomène pour cause que celui-ci avait fait enlever sa maitresse. Son frère lui succède ; à sa mort prématurée, ce dernier cède le trône usurpé  à sa fille Léonide, princesse de Sparte. Or, il se murmure que l’épouse de Cléomène, avait secrètement donné naissance à un fils dont personne n’ a plus jamais retrouvé trace… L’histoire débute tandis que Léonide, déguisée en homme explique à sa suivante (elle même moustachue) qu’elle a retrouvé le prince  et envisage de lui rendre la couronne qui lui revient … et pour cause, elle en est tombée amoureuse après l’avoir aperçu dans les bois. Ce sont donc « Phocion » et « Hermidas » qui se présentent chez le philosophe Hermocrate, dans un lieu retiré du monde où a été élevé le prince Agis. Non sans avoir soudoyé Arlequin qui a surpris leur discours, les deux filles devenues hommes envisagent de s’introduire chez le philosophe afin d’ôter de l’esprit d’Agis tous les a priori négatifs sur la princesse et sur les femmes avec lesquels il a été élevé.  Pour mieux se faire accepter dans la maison, Phocion entreprend de séduire Léontine, l’austère soeur du philosophe et y parvient assez facilement. Son déguisement est en revanche immédiatement découvert par Hermocrate qui démasque une fille sous les habits d’homme : Phocion/Léonide use de son appartenance au beau sexe pour enfermer le philosophe dans le filet d’une promesse de mariage. C’est ainsi par l’Amour qu’elle triomphe des résistances de ses opposants et que Phocion/Léonide réussit à gagner du temps pour parler à Agis, re-changer de sexe en se faire passer pour Aspasie, une princesse soi disant malmenée par Léonide, le séduire sous cette identité et lui faire l’ultime révélation : je suis Léonide, je suis à toi et je te rends le trône de tes ancêtres !

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Révérences … 

Denis Podalydès éclaire deux points qui soudainement paraissent essentiels de ce texte : l’étrangeté d’un Amour qui semble naître ici du simple désir de l’autre dès le moment où il le verbalise, l’urgence de l’action (peu de temps pour parvenir au but et nécessité impérieuse de rétablir un ordre politique troublé) qui fait que le corps doit seconder la parole dans sa quête de séduction. L’importance du discours est une caractéristique du théâtre de Marivaux et ses pièces peuvent d’ailleurs en pâtir, lorsque sa langue, insuffisamment digérée en amont de la représentation, est livrée au spectateur de manière purement mécanique et pas pleinement ressentie. Le metteur en scène, familier des grands auteurs, assure ceci au spectacle que le texte est magnifiquement rendu et que chacune des inflexions du sentiment traduite par des mots est parfaitement compréhensible. Cette clarté du discours malgré une langue souvent retorse, pleine de non dits et de sous entendus, est admirable dans la lourde scène de présentation durant laquelle la suivante Corinne (Hermidas) se fait expliquer par sa maitresse Léonide (Phocion) ce qu’elle sait déjà et atteint des sommets dans la scène de séduction du philosophe Hérimante qui démontre le pouvoir absolu du verbe dans le déclenchement de l’amour avec cette phrase lourde de sens : « je vous dis que je vous aime, parce que j’ai besoin de la confusion de le dire ». Il n’en demeure pas moins que, tout aussi édifiante que soit la pièce sur la théorie marivaudienne de la génèse verbale du sentiment amoureux, le metteur en scène ne perd pas de vue l’urgence qui presse le personnage d’arriver à son but et que Phocion a peu de temps pour convaincre Agis de l’aimer et surtout de reprendre le trône. Le temps de la séduction par le discours pourrait être trop long et c’est ainsi que, de manière atypique chez Marivaux, la ruse, et par là même, l’action, s’insinuent dans la comédie amoureuse. Denis Podalydès souligne cette particularité en doublant le flux du discours d’une généreuse verve corporelle. Les personnages, et principalement Phocion, loin de rester de simples vecteurs des mots de l’Amour sont en perpétuels mouvements ; une véritable frénésie s’empare du plateau et pas un ne saute, ne bondit, ne se roule dans l’herbe, n’agite un bâton etc, etc … pour hâter les effets du « sortilège » lancé avec les mots. Tout cela contribue à donner du rythme à la pièce qui pourraient avoir par moment (et qui a d’ailleurs malgré tout) tendance à s’enliser dans ces non-rebondissements et autres circonvolutions du langage (assez constant chez Marivaux il faut bien l’avouer !).
Si du côté des décors, ceux qui ont vu le Petit Maitre Corrigé (voir >> ici) du même Marivaux dans les décors du même Eric Ruf, seront peut être moins séduits, force est de reconnaitre les charmes de ce petit cabanon perdu au milieu des marécages comme refuge de deux philosophes refusant, en quelque sorte, le monde tel qu’il est au profit du monde tel qu’il fut. Y voir le parallèle dans l’exagération entre l’extravagant (et rousseauiste) retour à la Nature pour fuir les débauches de la Cour jusque dans un marais , et le totalitaire revirement « végétarien-bobo/mangeurs de graines » en réaction à la consommation de masse, est assez amusant…mais je m’égare ! Dans sa grande robe de chambre d’un autre siècle, Philippe Duclos incarne avec une certaine truculence, le philosophe passéiste et inquiet face à l’inconnu, et qui, à son corps défendant, finit par céder à l’Amour. Stéphane Excoffier est hilarante dans le rôle de Léontine. Sa naïveté et sa facilité à céder à ce qu’elle appelle « Amour » pour justifier sa faiblesse face au flatteur désir pour elle que lui déclame Phocion, servent, davantage que celles de son frère (les femmes sont décidément bien mal traitées), de prétexte à moqueries et rires : les seuls de la soirée d’ailleurs avec ceux que provoquent le duo assez inimitable Arlequin/Damis (Jean Noël Broute/Dominique Parent), le jardinier au patois bien d’ici !

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… et coups d’épée !

Les femmes ne sont pas toutes « maltraitées » par le texte et, sur le sujet,  Marivaux semble d’ailleurs s’amuser de voir comment juste en revêtant une redingote, Léonide acquiert immédiatement un pouvoir qu’elle n’aurait pas eu si elle était restée « femme ». Leslie Menu devrait, de fait, devenir le chef d’orchestre de toute cette aventure ; elle y parvient en partie grâce à la dynamique qu’elle insuffle au début de l’histoire mais son ton reste un peu trop monotone pour maintenir cette tension durant toute la pièce. Sa double séduction du frère et de la soeur aurait pu voir sa palette interprétative se diversifier et ne pas rester dans le même registre ; sa trop nette uniformité de jeu contribue au ralentissement que l’on ressent sur la fin de la pièce et n’aide pas à vaincre le léger ennui qui s’installe dans les derniers détours que fait le texte pour arriver au but.

Un autre élément vient déséquilibrer cette habile architecture construite par Denis Podalydès. Son erreur est dans le traitement du personnage d’Agis. Thibault Vinçon est dirigé de telle sorte que son Agis est un niais ; or, bien qu’élevé loin du monde et par un philosophe qui en méprise les usages, il n’en a pas moins reçu une éducation surement valable. Pourquoi donc lui donner des airs de benêt du village ? Cela nuit à la résolution morale de l’enjeu de la pièce, à ce qui est la justification même de la compromission de l’intrigue amoureuse morale et supérieure par la ruse et le soudoiement issus de la plus vile extraction (auxquels Phocion répète plusieurs fois qu’il/elle y a recours faute d’autres issues), à savoir l’avènement au trône d’Agis. Se peut-il que l’on se batte pour remplacer une princesse illégitime par un prince idiot ? Cela serait alors un facétieux pied de nez à l’issue que choisit Marivaux pour répondre à une problématique de départ digne d’une tragédie classique : un trône usurpé, une princesse coincée entre le pouvoir et l’amour du prétendant au trône …

L’autre point agaçant concernant Agis est la dérive que fait le metteur en scène (fort heureusement pas trop appuyée – mais la situation ne le permet pas plus longtemps sans quoi je pense que le sujet aurait été plus largement développé) sur le sujet à la mode qu’est « le genre ». Evidemment, l’Amour n’est pas genré et il parait évident que l’on peut éprouver un sentiment amoureux indépendamment du sexe de l’objet qui le provoque. Lorsqu’Agis se retrouve pour la première fois face à une personne de belle figure et de bonne éducation, bref dès qu’il est, pour la première fois, face à quelqu’un de son « rang » (ce qui prouve son éducation et contredit le fait qu’il puisse être niais) Marivaux lui fait dire un texte témoignant d’un attachement immédiat pour Phocion qu’il découvre  devant sa porte. La mise en scène s’en empare, subtilement soyons honnête, mais s’en empare malgré tout, pour laisser planer le doute sur l’homosexualité potentielle du personnage. Thibault Vinçon lui donne à ce moment là un ton maniéré, qui n’est d’ailleurs pas sans provoquer quelques ricanements (primaires) dans la salle. Or, à relire le texte, je pense que, contrairement aux effets du travestissement chez Shakespeare qui sont souvent teintés de plus d’ambiguïté sexuelle (courez voir la Nuit des Rois >> ici) , le déguisement chez Marivaux n’a pas cet objectif. Pour être plus direct, l’idée même d’instiller de l’homosexualité chez Agis n’intéresse surement pas Marivaux qui expédie d’ailleurs la scène. Et puis, être élevé dans la méfiance envers les femmes expose t’il à tourner sa sexualité vers les hommes ? Marivaux et son siècle auraient davantage fait de ce personnage un ermite qu’un homo comme ils disent !

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Pour conclure,

malgré une mise en scène inventive et une belle interprétation rendant intelligible la syntaxe particulière de Marivaux, cette production peine à séduire pleinement. Surement, et c’est le défaut de nombreuses pièces de Marivaux, à cause des détours que fait la pièce pour arriver au dénouement. Ce Triomphe de l’Amour, d’une noirceur effroyable si l’on regarde au delà de la comédie champêtre que nous avons vue (les vies d’Hermocrate et sa soeur sont ruinées après cette imposture amoureuse, la relation d’Agis et Leonide vouée à l’échec après une séduction construite sur tant de mensonges) aurait eu plus à dire à en juger par le sentiment bien plus favorable à son égard que donne la lecture en comparaison au ressenti à la fin de la représentation. Même pour les plus aguerris, monter et jouer Marivaux reste toujours un terrain bien glissant !

Le Triomphe de l’Amour (Marivaux) – Théâtre Olympia Arcachon – Jeudi 8 Mars 2019

Crédit photo Pascal Gely

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