ET SI C’ETAIENT EUX ? – Comédie Française

L’idée était audacieuse et l’exercice casse-gueule de créer ce prolongement, à peine dystopique, de notre monde dans lequel d’anciens sociétaires de la Comédie Française, désormais résidents plus ou moins valides de la maison de retraite de Pont aux Dames (bien réelle celle là) se voient contraints de participer à un jeu télévisé (du genre de ce que la télé-réalité peut proposer de pire) diffusé en direct sur la chaine impôts.gouv dans le but de remporter le suffrage des téléspectateurs face à l’hospice du Soleil (accueillant les anciens de la Cartoucherie) et à la Ménardière (pour les retraités du théâtre privé) pour gagner dix ans de subvention par l’Etat et par là même, d’éviter le rachat de l’établissement à but non lucratif par un groupement privé avec le risque de dérive dénoncé par les récents scandales des EHPAD.

C’est pourtant ce point de départ qu’ont choisi Christophe Montenez et Jules Sagot dans Et si c’étaient eux ? dont ils signent le texte et la mise en scène au Théâtre du Vieux Colombier. Le résultat est impressionnant dans la maîtrise d’un équilibre périlleux mais toujours tenu entre mauvais goût et finesse, comique et émotion, grossière parodie et prise de parole engagée. Dans cette « farce pathétique », tel qu’ils définissent leur texte, les deux compères arrivent à créer une atmosphère singulière qui emporte le spectateur dans un monde parallèle, assez improbable et déjanté pour provoquer le rire, mais reprenant suffisamment de codes et usages du nôtre pour créer, non sans quelques moments de malaise, une résonance et de l’émotion. Parallèlement à cette construction parfaitement réfléchie par le duo d’auteurs, le rôle, et j’irais même jusqu’à dire la responsabilité, du public dans le maintien de cet équilibre y parait curieusement essentiel.

Dés l’arrivée au théâtre le ton est d’ailleurs donné : tout le personnel est logoté au titre de l’émission, l’assistante du présentateur vedette, Lisa Oullala (Elissa Alloula débordante d’énergie et impressionnante de naturel dans le rôle) chauffe le public et le prépare à l’enregistrement en direct… Première strate de distanciation : nous même public, allons être acteurs, rentrer dans le spectacle ! La preuve la plus flagrante en est que nous allons devoir applaudir quand on le demandera ! Et bizarrement, cette mise à distance semble abolir le 4eme mur et renforce l’effet miroir que construisent intelligemment le texte et la mise en scène. Ainsi, le spectateur est amené à projeter ses ressentis, ses angoisses, ses expériences … de la vieillesse sur les « vieux » qui sont représentés sur scène. Cela génère d’ailleurs des réactions différentes aux nombreux éléments comiques de la pièce (de manière évidente dans la salle nous ne rions pas tous des mêmes choses et en tout cas pas de la même manière : le rire franc devant plus « jaune » voire crispé selon, j’imagine, le vécu et l’âge de chacun). Même effet de distanciation/miroir pour les comédiens, vieillis de manière ultra-réaliste (le talent de maquilleuse de Cecile Kretschmar participe pleinement à la force de ce spectacle) qui se retrouvent à jouer des personnages qui sont à la fois fictionnels mais aussi leur projection dans le quatrième âge ; phénomène accentué par les noms de leurs personnages (Alain Lenglet devenant Martin Lallemand, Julie Sicard Judith Siquaire, Sébastien Pouderoux Séraphin Bouderoux …).

Un autre atout frappant de ce spectacle est la finesse de jeu, commune à tous. Elle réside dans l’oscillation fascinante entre l’interprétation physique de la vieillesse avec ce que cela implique de modulations corporelles (ralentissement et appauvrissement de la gestuelle, perte d’assurance dans le déplacement, travail sur le regard absent, développement de micro-mouvements non volontaires) et la faculté de sortir instantanément de cette représentation très naturaliste et de retrouver l’énergie et le pétillant indispensables pour éviter un comique basé sur la moquerie et apporter la force nécessaire à l’expression d’un message dont le fond pourrait se résumer en un refus de cette décision arbitraire qui suppose que l’individu passé un certain âge est exempt de toute capacité intellectuelle et émotionnelle.

Le jeu télévisé, animé par un Laurent Stocker survolté, à la fois drôlissime et pathétique, cabotin tête à claque, d’un insupportable cynisme mais émouvant par son côté has been, est un prétexte à la rigolade : les candidats sont impossibles à cadrer, toutes les épreuves (la tirade classique, le quizz, la chanson techno …) virent au fiasco ou au pugilat sur fond de mauvaise fois hilarante (la tirade de Dominique Parent sur les comédiens du théâtre du Soleil est à hurler de rire)… il est aussi le point de départ d’une émouvante exploration collective de la fin de vie. Cette émotion nait dès le début du spectacle Florence Viala et Alain Lenglet, perdus dans le monde d’Alzheimer, sont déposés sur scène : on les connait, on les aime, on oublie immédiatement que c’est « pour de faux » et ça nous serre la gorge. L’émotion grandit encore, jusqu’à faire pleurer, dans le plaidoyer pour une résolution humaine et collective du « problème » des vieux , violemment assené par Julie Sicard dont le personnage m’a bouleversé sûrement parce que j’y ai retrouvé l’humour et l’élégance d’une Sonia Rykiel sublimés par l’engagement et la coquette beauté de l’inoubliable Marceline Loridan-Ivens érigée au Panthéon de mes rencontres inoubliables.

Ce qui fera la force de cette équipe est bel et bien le collectif : Simul et Singulis comme le dit la devise de la Comédie Française. Ce lien bienveillant qui unit les acteurs de la troupe, parfois imperceptible mais toujours là, qui fera que l’éternel second rôle pourra enfin avoir son heure de gloire, qui fera que la grande tirade de Cyrano n’aura jamais été aussi belle que ce soir, qui fera que chacun prendra soin de son partenaire, saura l’écouter et le mettre en valeur, semble vouloir déborder sur nous, public ; pour nous faire croire que cette utopie de la maison de retraite de Pont aux Dames, où chacun continue d’exister dans une communauté et n’est pas là pour simplement finir ses jours, est possible. Il est d’ailleurs intéressant de voir comment, par symétrie le collectif solaire sur le plateau révèle puis transforme le collectif plus « obscur », en tout cas moins louable, que représente le public : si au début il rit du foutoir qui règne sur scène et même, avouons le même si on en est pas fier, de ces vieux qui ont perdu tout filtre de bienséance (la farce est bien là avec Dominique Parent qui pète à chaque jour de phrase), si le public cautionne cette émission, petit à petit s’opère une prise de conscience et un revirement. Cela survient sûrement lors de l’épreuve de la chanson : un moment insoutenable, transcendé par Florence Viala, suivi de près par l’interview-vérité de la star Armand Tresson (Clément Bresson qui devient la nouvelle recrue de plus en plus incontournable) qui tourne au vinaigre quand il finit par nous hurler au visage qu’il hait le théâtre et le public, qu’il voulait juste être aimé.

Partant d’une parodie de jeu télévisé encore plus cynique que notre société, utilisant le prétexte de la vieillesse, Et si c’étaient eux ? pourrait bien être, grâce à un texte magnifique qui mélange humour et émotion, farce et sens politique, et grâce au très beau travail de mise en scène et d’interprétation qui joue sur des effets de miroir et brouille habilement les frontières entre le plateau et la salle, le vrai et le faux, l’exemple parfait du rôle cathartique du théâtre. Car quelque soit le résultat du vote du public de ce jeu télé débile, Et si c’étaient eux ? ne renvoie t’il pas finalement à la plus épineuse question : et si c’était nous ? … pour ne pas dire et si c’était moi ?

EN BREF

  • Un spectacle qui ravira les amateurs de montagnes russes émotionnelles : on y rit de bon coeur, on y est ému, on rit jaune, on pleure
  • Des moments de pure poésie et toujours une leçon de théâtre donnée par des comédiens au sommet de leur art
  • Un texte qu’on voudrait pouvoir relire à la fois pour ses saillies pittoresques et ses passages engagés
  • Une belle devise : Simul et Singulis et le triomphe de la catharsis !

ET SI C’ÉTAIENT EUX
(Montenez/Sagot)
Comédie Française – théâtre du Vieux Colombier
Jusqu’au 5 novembre 2023

CRÉDIT PHOTOS : Vincent Pontet coll CF

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