GLOUCESTER TIME MATERIAU SHAKESPEARE RICHARD III

Les reprises au théâtre sont rares hormis dans quelques compagnies de répertoire qui font figure d’extraterrestres dans le monde dramatique. La chose était déjà suffisamment singulière de voir comment un comédien pouvait remonter, près de 15 ans plus tard, la pièce qui l’avait révélé, qu’il s’agisse du Richard III de Shakespeare a fini d’attiser ma curiosité. Cette idée est le pari de Martial di Fonzo Bo, secondé par Frédérique Loliée (qui faisait elle-même partie de la production originale) avec Gloucester Time Matériau Shakespeare Richard III dans la version créé autour de lui par Matthias Langhoff en 1995.

Richard III est le dernier maillon que Shakespeare accole à sa trilogie Henri VI pour clôturer son récit de la Guerre des Roses qui secoua l’Angleterre pendant près de 40 ans : les Lancastre et les York s’entretuant mutuellement pour le trône. La pièce, célèbre pour sa réplique « A horse ! A horse ! my Kingdom for a horse ! », montre les noirs agissements de Richard III « déterminé à être un scélérat » par son physique difforme et son esprit détraqué. Durant près de quatre heures, aucune duperie, aucun crime, ne seront assez horribles ou immoraux pour l’empêcher de trahir et tuer frères, amis ou jeunes enfants dans le but d’atteindre la couronne. C’est de cette « joyeuse » pagaille et de cette foule de personnages, dont on a parfois un peu de mal à savoir qui est qui, d’autant que les comédiens jouent plusieurs rôles dans cette production, que Matthias Langhoff et donc Marcial Di Fonzo Bo tirent une mise en scène énergique, brute de décoffrage et affranchie de toute tentative esthétique d’enluminures gothico-élisabethaines. 

Allant directement à l’os, cette vision du texte, proposé dans la récente traduction d’Olivier Cadiot, se montre fidèle à l’esprit de Shakespeare. Aucune scène ne s’attarde sur la psychologie des personnages ; tout se passe dans l’action et non dans l’intellect. Il s’agit de montrer comment le mal est partout et comment le pouvoir se laisse facilement contaminer par cette sombre inspiration. Ce qui laisse à penser (et chacun se fera son opinion) que son exercice ne peut aller contre cette fâcheuse tendance. La difformité de Richard n’est pas mise en avant ; elle est à peine suggérée par une genouillère en métal. La noirceur est au cœur du personnage sans pour autant qu’il soit dépourvu d’humour. Martial di Fonzo Bo relève magistralement le défi et réussit, aussi bien par sa manière (au départ déstabilisante) de dire le texte que par la richesse de son jeu corporel, à mettre en évidence toute la complexité du personnage :  inquiétant sans verser dans la caricature d’un monstre sanguinaire et fou furieux. Le revers de ce choix de rendre presque « normal » (en tout cas ni totalement terrifiant ni foncièrement repoussant) le personnage qui pourtant baigne dans le sang, lui fait cependant perdre l’effet de fascination que l’on pourrait attendre et qui serait intéressant pour créer un malaise chez le spectateur à même de se laisser séduire par le charisme que revêtent la violence, la décadence et le Mal. Il n’en souligne pas moins le parallèle avec les débordements actuels que s’autorisent, à tous les niveaux, les personnes qui ont un quelconque pouvoir entre leurs mains. 

Énergique et brutal, le propos de la mise en scène se voit renforcé par une scénographie singulière et des costumes totalement anachroniques soulignant avec justesse l’intemporalité du questionnement sur l’attrait et l’exercice du pouvoir ainsi que l’instabilité de l’ordre des choses. Le décor est mouvant, presque vivant ; ce qui était un balcon élevant tel personnage au-dessus des autres devient quelques minutes plus tard un précipice dans lequel il manque de chuter ou une geôle glauque et sombre de la Tour de Londres. Tout ce mouvement, associé à une direction d’acteur irréprochable, donne au texte toute sa dimension de récit. Il faut que les choses avancent ; le metteur en scène n’est pas là pour expliquer ; tout au plus son rôle est-il de baliser le terrain pour qu’après, chacun fasse son interprétation. L’objectif est de continuer sans cesse à s’enfoncer dans la noirceur du personnage et sa soif de sang. Cette fuite en avant, admirablement portée par la cohésion de la troupe qui ne laisse place à aucune distraction possible pour le spectateur, est captivante si bien qu’hormis l’acte de la bataille de Borsworth, écourté par le monologue d’un soldat relatant les attaques américaines durant la guerre en Irak (seule entorse au texte de William) les presque quatre heures de la pièce passent à une vitesse folle. Il faut dire que les comédiens se donnent à fond dans un jeu très physique, parfois au détriment de la restitution du texte pouvant s’avérer plus hésitante.

Mettant en évidence la force des rares personnages féminins présents dans la pièce, largement ouverte sur l’actualité, portée par une troupe incandescente aux accents divers, cette production, décapante en tous points, rassemble nombre de sujets qui cristallisent les débats et réflexions d’aujourd’hui. Plus chorale et moins criarde que la production qu’avait montée Thomas Jolly pour clôturer son extraordinaire saga Henri VI, cette mise en scène ressuscitée de Matthias Langhoff est une très belle façon d’aborder les pièces politiques et guerrières de Shakespeare. Du beau, du vrai, du grand théâtre : à voir sans hésiter si cela passe près de chez vous.

Gloucester Time Materiau Shakespeare 
Richard III
M Di Fonzo Bo/F Lolié
TNBA
Du 1 au 5 février 2022
crédit Photos C Raynaud de Lage

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