GIRLS / Compagnie Illicite Bayonne

Les théâtres sont actuellement fermés vous l’aurez remarqué ; des raisons, rendues toujours plus obscures par la litanie d’arguments contradictoires qui, tels les cailloux du petit Poucet s’amoncelant dans le lit bientôt tari du grand fleuve Culture, en bloquent l’accès au public. Mais un élan bien plus fort, vital même garde intactes leur âme et leur fonction grâce aux Artistes qui continuent de les habiter et de faire vivre ces coquilles vides de sens sans public. C’est donc un acte de rébellion, comparable au parcours d’un bon vivant décidant d’aller boire son whisky dans un bar clandestin en pleine prohibition, qui m’a récemment conduit à rentrer, par une porte rapidement entrouverte dans le Théâtre Michel Portal de Bayonne, Scène Nationale du Sud Aquitain pour assister à la sortie de résidence de la Compagnie Illicite Bayonne (avec un nom aussi prédestiné cette après midi ne pouvait qu’être placée sous le signe de la dissidence). Frissonnant d’émotion en rentrant dans le théâtre « rempli » d’un « public » aussi minimaliste que les plates-bandes d’un jardin zen, mon premier voisin, assis à une distance similaire à celle séparant le trombone solo du premier violon au sein du Philharmonique de Berlin (je renvoie à Picolo, Saxo et Compagnie disponible sur toutes les plateformes celles et ceux qui ne maitrisent pas les familles d’instruments de l’orchestre pour mieux comprendre cette allusion musicale à la distanciation physique, preuve que la Culture sert aussi à placer de la poésie dans les règles sanitaires en période de pandémie et donc une nouvelle fois de son utilité jusque dans cette inutile chronique !), me voilà prêt à découvrir le programme féminin que Fábio Lopez, directeur de la compagnie, a élaboré pour accompagner son dernier ballet. Trois créations et une entrée au répertoire : un rendement créatif qui devrait interpeler certaines compagnies bien installées tant dans l’espace public que dans leur paisible ronronnement.

NOS OMNES

Nous sommes tous interconnectés mais perdus dans ce monde incertain

Nicole Muratov, danseuse dans le Ballet de l’Opéra National de Bordeaux, en est encore à ses premiers ballets en tant que chorégraphe et signe ici une pièce pour 4 danseurs. Tout commence par une très belle chaine humaine dont chaque maillon va rapidement vouloir s’émanciper et se désolidariser. Nous, humains, sommes ainsi faits : tous unis dans un désir commun, tous interconnectés et aspirants à la même chose mais explorant chacun des voies différentes pour aller vers le même but. Rapidement la chaine rompt et donne à chaque danseur une parole plus individuelle ; les corps se libèrent du groupe mais n’en restent pas moins contraints dans leur mouvement. Cette « lutte » individuelle pour atteindre un but collectif, Nicole Muratov la décrit avec un vocabulaire chorégraphique dense, parfois trop, si bien que son propos bien qu’intéressant et porté par des images esthétiquement efficaces a tendance à se diluer à la fois dans sa force : le mouvement gagnerait à être resserré, moins acrobatique (chaotique?), en quelque sorte davantage épuré, et dans l’espace scénique qui gagnerait à être mieux défini. Son parti pris de comprimer le geste, de ne pas chercher l’amplitude mais de se centrer sur la dimension physique voire mécanique du mouvement, de s’inscrire dans le style  contemporain par un ancrage très « terrien » se  conçoit entièrement mais pourrait être plus lisible dans la globalité du ballet. Face à une partition de Franz Liszt écrasante, la chorégraphie se laisse un peu déborder par ses ambitions et à vouloir trop en montrer et en dire (ce qui est tout à fait compréhensible pour une jeune chorégraphe pleine d’idées) perd pied dans un espace sonore puissant et un espace physique parfois insuffisamment structuré (dans la répartition des danseurs ou l’utilisation des éclairages). 

DEEP SONG

L’anatomie de l’angoisse dérivée d’évènements tragiques

Le coup de poing de ce programme vient de la plus vieille dame ! En effet, tour de force pour la compagnie : Fábio Lopez inscrit Martha Graham à son répertoire, chose rarissime car la Martha Graham Company en détient les codes et les usages et n’en accorde les droits qu’avec parcimonie. Océane Giner réalise un bel exploit personnel en s’appropriant en visioconférence le propos de ce ballet créé en 1937 en réaction au drame de Guernica. Le style en est atypique pour la compagnie basque rompue au néoclassique, la technique complexe et l’émotion à y insuffler doit y être indéfectiblement sincère pour éviter de basculer dans la caricature. La danseuse, en artiste accomplie, s’affranchit de toutes ces difficultés de manière déconcertante : elle enchaine les pas qui sont autant de chutes, de hurlements muets, d’évanouissements parsemés de crises d’angoisse et de désespoir face à la violence du monde et à l’horreur de la guerre. Océane Giner nous attrape et nous jette directement dans le vif du sujet (action nécessaire car la pièce ne dure pas plus de 5 minutes) et nous y tient plongé d’une poigne de fer en installant immédiatement dans la salle une émotion intense. La ballet se termine dans le silence, exercice peut être le plus difficile qui soit que de danser sans musique : qu’importe, la danseuse va chercher au plus profond de sa chair la musique qui fait défaut et continue de nous faire traverser l’angoisse d’un peuple (de l’humanité toute entière) jusqu’à une insoutenable sensation de malaise. C’est littéralement dévastée qu’elle se présente pour saluer. Un choc d’une violence rare, une interprétation incroyable et sûrement un style qui, un siècle plus tard, sonne toujours plus « contemporain » que bien des créations actuelles.

MOIRAI

Plus tu connaîtras de douleurs, plus tu apprécieras la joie et après elle, la tristesse

La troisième présence féminine du programme est Ludmila Komkova dont nous avions déjà adoré les précédentes créations proposées pour le Concours de jeunes chorégraphes (2018 – No one) et pour le Ballet de l’Opéra National de Bordeaux (2019 – Bottom of my sea). La danseuse et chorégraphe construit un trio sur le thème des soeurs Moires (équivalent grec des Parques romaines) dans une ambiance moins sombre que celles auxquelles elle nous a « habitué » puisque les trois personnages sont habillées en blanc ! Dans un espace magnifiquement structuré par des éclairages d’une netteté chirurgicale, la chorégraphe propose un récit abstrait sur la nécessité d’apprécier chaque moment de notre vie, heureux ou malheureux, car, rien ne saurait exister pleinement s’il n’était pas relié au reste par le fil de la vie. Ainsi les trois Moires qui tissent nos vies sont à la fois uniques dans leur fonction mais indissociables. La chorégraphie de Ludmila Komkova va dans ce sens et crée entre les trois interprètes un lien délicat utilisant à la fois la personnalité contrastée des interprètes (Coline Grillat, Margaux Pagès et Raquel Morla) pour tracer des lignes fortes tout en préservant une immense finesse visible notamment dans le travail sur les mains et les doigts. Le mouvement fluide et limpide comparable au fil de la vie qui court inexorablement entre les doigts des Moires s’agrémente ainsi de détails extrêmement fins et subtils. Ce ballet blanc, bien que sans rapport direct avec lui, m’a paru avoir la même perfection cosmogonique que l’Apollon de Georges Balanchine tant il semble contenir, avec une évidence surprenante et pourtant inexplicable, tous les mystères de la beauté d’un mouvement.

CRYING AFTER MIDNIGHT

Nous sommes transportés vers un autre monde, un espace d’apesanteur inspiré par l’esprit des Nymphéas de Monet

   Le programme se termine par la dernière création de Fábio Lopez, directeur de la compagnie. Dans ce dernier opus pour 6 danseurs (3X2), le chorégraphe décide de se confronter à deux maîtres : Chopin pour la musique et Monet pour l’inspiration. Nocturnes et Préludes pour l’univers sonore versus les Nymphéas pour l’état d’esprit de ce ballet chatoyant et éthéré. De facture plus académique que le reste du programme, le style réussit le double pari de s’extirper du romantisme gluant souvent associé à Chopin et de concrétiser le chatoiement et la sérénité qui se dégagent des toiles impressionnistes. Retrouvant des lignes plus aériennes, un mouvement plus fluide et des points d’appuis moins terriens, le ballet entraine le spectateur dans une rêverie profonde, le déconnecte du monde et le fait flotter dans une bulle d’une salvatrice légèreté. Semblant vouloir fuir l’ambiance crispée du monde extérieur, le chorégraphe déploie sous nos yeux captivés un monde apaisé habité par des couples de danseurs totalement convaincus de la délicatesse de ce monde parallèle qu’ils investissent. Chacun avec leur sensibilité, les trois couples parfaitement assortis, Arnaud Daffan/Margaux Pagès, Antoine Cardin/Raquel Morla et David Claisse/Coline Grillat insufflent harmonieusement espoir et vitalité dans ce ballet dont le spectateur a du mal à re-descendre, rapidement emporté par une émotion palpable dans la salle malgré la (très) maigre la poignée de spectateurs privilégiés. 

C’est donc une soirée très variée dans la forme mais d’une belle homogénéité artistique que la Compagnie Illicite Bayonne devrait rendre publique en juin 2021 si tout évolue bien. Face à la qualité de ce programme, on se demande comment les compagnies nationales (on pense dans le cas présent aux ballet des Opéras de Bordeaux et de Toulouse ou au Ballet Biarritz voisins), n’ont pas encore envisagé de collaboration avec tous ces jeunes chorégraphes « locaux » pour dynamiser la création en leur sein : cela résoudrait les problèmes d’intendance liés aux invités internationaux bloqués aux frontières, le problème majeur de manque de confiance qu’a la France en SES talents et l’incohérence des théâtres de région qui veulent toujours singer Paris en programmant de grands noms au risque d’uniformiser leurs programmations et de gréver leur budget en voulant jouer les califes à la place du calife et en laissant crever des artistes talentueux mais peu voire in-connus dans un vivier artistique foisonnant mais asphyxié. Un des autres avantages à ses collaborations « locales » serait la facilité de déplacer ces spectacles (effectif réduit, bande son enregistrée …) dans des lieux plus éloignés des institutions avec pour effet de créer du lien social voire pédagogique, de diffuser la culture et d’espérer toucher de manière plus concrète ces « nouveaux publics » que l’on tente actuellement d’attraper avec du vinaigre numérique. Souhaitons que le monde d’après intègre ces considérations …

Muratov/Graham/Komkova/Lopez
Compagnie Illicite Bayonne
Bientôt...
crédit photos : Stéphane Bellocq

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