Iphigénie … Racine à l’arrêt

Un monde à l’arrêt … tel est le sentiment de Stéphane Braunschweig lorsqu’en plein confinement, il décide de rajouter à la saison du théâtre de l’Odéon sa version d’Iphigénie de Racine (1674). Pour lui, ces grecs attendant que les vents se lèvent enfin pour les emmener vers la conquête de Troie sont comparables à nous, sidérés par la pandémie COVID. La question du sacrifice nécessaire à la levée de ce blocage résonne directement, selon le metteur en scène, avec notre questionnement contemporain face à l’ampleur de la paralysie économique, sociale et culturelle que nous impose le virus émergent. Sur ce postulat, en respectant les fameux gestes barrière sur scène et dans la salle, en déclinant X combinaisons possibles grâce à une distribution démultipliée pour garantir autant de suppléances que de personnages, cette nouvelle production se teinte d’une épure a priori non nuisible au vers racinien…mais celui-ci supporte t’il aussi bien la délocalisation de son propos et l’éloignement du corps que tant de précautions imposent?

Qu’est ce donc qu’il s’y passe ?

L’armée grecque commandée par Agamemnon, roi des rois, est bloquée dans le port d’Aulis : faute de vent, les bateaux ne peuvent prendre le large pour atteindre Troie et y laver dans le sang l’affront fait à Menelas. Tout ce que le monde antique compte de puissants : Ulysse, Achille etc … figé sur place à attendre une brise favorable ! Vous imaginez l’ironie de la situation ! Le devin Calchas a pourtant donné la solution au problème : Agamemnon doit sacrifier aux Dieux ce qu’il a de plus cher, sa fille Iphigénie. Tiraillé entre amour paternel et désir orgueilleux de puissance, il tente d’éviter le drame mais ne fait que le précipiter ; il se retrouve ainsi à devoir ménager tant la fureur de son épouse Clytemnestre que la pression d’Ulysse et de l’armée. Achille, le vaillant héros, promis à Iphigénie y met son grain de gros sel tandis qu’Eriphile, captive des grecs et amoureuse éconduite d’Achille tente de sauver sa peau. Iphigénie, enfin, en proie aux vertiges de l’Amour et à une série de malentendus, finit par être convaincue qu’elle doit porter haut l’honneur de sa famille. Mais les voix des Dieux sont parfois facétieuses et riches de double sens. Il y aura du sang versé, pas forcément celui auquel on s’attendait, et la guerre de Troie pourra finalement avoir lieu.

Respect de l’asepsie en période de pandémie virale

Amateurs d’intérieurs zens et dépouillés vous allez adorer l’ambiance épurée de cette production. Afin d’assurer la sécurité du public mais surement pas de le faire entrer dans l’action, Stéphane Braunschweig organise le plateau sur le mode bi-frontal : un podium immaculé, ponctué de deux chaises se faisant face, matérialise le monde de l’inaction dans lequel sont empêtrés les personnages et divise la salle en deux zones qui, suite à une maitrise approximative de ce type de scénographie, ne verront les comédiens que de profil. A son bout, une porte vitrée, bordée d’une fontaine à eau (référence 12356-10L dans votre catalogue de fourniture de bureau), débouche sur le monde de l’action, sur cet autel où doit couler le sang, sur la route maritime qui conduit à Troie. Dans la salle, une armée de chaises blanches, régulièrement espacées, organise les spectateurs en cohortes bien rangées. De part et d’autre est projetée, en guise de décor, la video d’une mer désespérément plate. Jusque là, tout va bien et l’on trouve à ce néant des intentions efficaces : le public, encerclant le lieu des conciliabules devient cette armée grecque pendue aux lèvres de ses chefs en espérant enfin pouvoir lever le camp. Le décor vide reflète parfaitement l’immobilité et la paralysie des personnages qui se débattent dans une situation inextricable. Et puis entre Agamemnon, le roi des rois, celui qui devrait faire trembler tout le monde méditerranéen. Le chef de guerre par excellence … en costume de PDG. Tout le fondement tragique que représente la contrainte de l’immobilité pour ces gens d’action, pour ces héros dont la renommée repose sur des exploits guerriers, pour cette superbe et altière descendance de Dieux, gâché par cette simple faute de gout vestimentaire ! Les costumes/cravates calibrés de cette nouvelle aristocratie sans classe siéent mal à la superbe et au panache des héros de la tragédie. Achille en bras de chemise comme un jeune cadre bobo de la Défense, c’est Homère en robe de chambre et en pantoufles qu’on nous propose. On peut cependant y voir que chaque époque a les Dieux qu’elle se choisit : le nôtre pourrait être l’Argent, Troie devenant le Graal des marchés émergents à conquérir et les traders les oracles du capitalisme mais on en perd alors la raison d’être du texte de Racine qui n’est ici nullement politique comme il peut l’être dans Britannicus. Que dire du dress code habillant de blanc les innocents, de gris les neutres et de noir la méchante Eriphile sinon qu’il semble vouloir simplifier jusqu’à la caricature les personnalités de chaque personnage.

La plus écrasante défaite des hommes

Et la déception quant au traitement des héros de cette guerre de Troie ne s’arrête pas à leur plumage aseptisé. Claude Duparfait, rabougri sur lui même en prenant une posture courbée sur une jambe (osons espérer que cela ne soit pas pour symboliser le poids du destin sur ses épaules !) ne donne pas à Agamemnon la stature d’un chef craint et respecté. Même si le personnage est brisé par le choix qu’il doit faire, jamais l’abomination qu’intimement il se sait prêt à commettre, tant sa soif de pouvoir l’étouffe, ne vient réellement le torturer. Ses scènes avec Ulysse fonctionnent de fait beaucoup moins bien. Les appels au tempérament de leader (pour rester dans un vocabulaire raccord avec l’ambiance) lancés par Ulysse ne trouvent qu’un pâle écho dans cet Agamemnon d’emblée usé et pleurnichard, et d’ailleurs aussi empêtré dans sa vie que dans les vers qu’il a à dire. Jean Baptiste Anoumon peine à donner tout le trouble relief dont est pourtant riche le héros de l’Illiade. Pierric Plathier rend Achille bien pataud, dépourvu de superbe, trop artificiel dans son impulsivité, trop pondéré quand on attend de lui qu’il soit entier. Thierry Paret s’en sort mieux en Arcas, personnage plus à l’aise avec cet état de sidération générale, probablement par la familiarité du conseiller avec la réflexion. Ce qui nous amène à penser qu’en voulant trop intellectualiser leur discours, le metteur en scène a métaphoriquement castré ses héros : les carcasses vides présentées sur la scène s’appariant assez mal au contenu des vers et au tragique de la situation, des hommes d’action privés de ce qu’ils savent faire, c’est à dire agir.

Les filles sont les grandes gagnantes de la distribution et de la pièce probablement, ce qui en souligne toute la contemporanéité. Anne Cantineau en premier lieu, dont la Clytemnestre offre une riche palette d’émotions, subtilement utilisée, évitant notamment les excès qui conviennent assez mal à Racine. De l’ensemble du plateau, elle est assurément la plus à l’aise avec le ver racinien. Suzanne Aubert dans le rôle titre sort Iphigénie de son simple attribut de princesse ; rebelle, amoureuse, trahie, consciente du poids sur ses épaules, elle est durant toute la pièce beaucoup plus couillue que son père. La comédienne sait jouer de toutes les facettes d’un personnage traversé par des émotions qui le dépassent et le transcendent à la fois. Sa tendance à une expressivité verbale un peu trop exacerbée et à des contrastes sonores trop marqués (volonté du metteur en scène ou effet pervers de la sonorisation – nous y reviendrons) sont un petit bémol personnel apporté en regard de ma grammaire racinienne. Chloe Rejon, se détache des autres par sa voix, singulière et touche en Eriphile qu’elle montre, contrairement à ce que laisse penser son costume noir, comme autre chose que la méchante et la fourbe. Elle insuffle à sa captive toute la fatalité liée à son rang et à son statut d’étrangère sans pour autant en faire une simple tête brulée, prête à tout pour sauver sa peau, y compris se donner la mort. Ces femmes donnent bien du fil à retordre à nos héros guerriers ! jusque dans les suivantes, pourtant assez peu loquaces et qui ont, malgré ce peu de texte, une présence remarquable (Astrid Bayiha et Clémentine Vignais).

Sonoriser et laisser moins entendre , un curieux paradoxe

Le choix de la sonorisation finit de refroidir l’ambiance. Déjà désincarnés, voilà nos personnages privés de leur souffle par cet artifice hautement nuisible à la tragédie classique. Alors que le port de micro ne se justifie pas dans cette salle, il induit un éloignement des comédiens et du public parfaitement contradictoire avec le dispositif scénique. Il pousse les comédiens à user voir abuser du chuchotement, sature leurs éclats de voix et mange la musicalité des vers. Vouloir ainsi faire sonner ce langage « archaïque » comme un langage contemporain en complique la compréhension et rend paradoxalement le style encore plus anachronique. Tout ce dispositif et les difficultés de certains comédiens à libérer l’écoulement des vers dénature la langue de Racine qui, pour le vieux con que je suis, ne supporte pas les cris, n’a pas à être psalmodié ou déclamé mais juste besoin d’être porté par un corps vivant traversé par les émotions qu’il éprouve. C’est cet effet que tue le micro en devenant un intermédiaire entre la Chair et le Verbe, brisant la magie de ce genre théâtral si particulier qu’est la tragédie classique, et en particulier celle de Racine, qui s’apparente pour moi à de l’Opéra (genre tout aussi désuet à bien y regarder!) … l’Opéra sonorisé étant un sacrilège !

Cette Iphigénie trop propre, loin de la rudesse d’un camp de guerriers, artificiellement éloignée des enjeux qu’elle raconte peut se prolonger (car vous aurez bien compris que le parallèle entre les grecs attendant le vent et nous, attendant un vaccin ne sera absolument pas développé dans la mise en scène et que cette réflexion sera à prolonger à l’extérieur du théâtre) sur une réflexion autour de la similitude entre la situation de l’armée grecque liée au choix que doit faire Agamemnon et celle que traverse le monde actuel lié aux choix que font ceux qui nous dirigent. Il est alors intéressant (et édifiant) de s’attarder sur la nature du sacrifice fait pour se sortir de cet état de sidération : tant dans la pièce que dans notre société, le choix se porte dans une indifférence assez générale, voire même un certain soulagement, sur la personne dont la légitimité ne saute pas aux yeux, sur le mouton noir, sur l’étrangère sans vouloir spoiler la fin de la pièce. Mais voulait-on voir cette analyse pour nos premières sorties au théâtre, en faisant le choix de revenir aux classiques ? pas forcément … Peut être que dans un autre contexte cette mise en scène aurait pu mieux fonctionner. Une chose est sûre, c’est qu’en dépossédant les personnages d’une langue émanant directement du corps et pas du cerveau, en intellectualisant une (in)action qui n’est pourtant que le bouillonnement organique des pulsions de survie, de domination, de passion amoureuse que traversent les rôles, Stephane Braunschweig nous sert un Racine aussi sec et aride que ses chaises en bois blancs sont raides et inconfortables.

Iphigénie (Racine) 
Odéon Théâtre de l'Europe - Ateliers Berthier 
jusqu'au 14 novembre 2020
Crédit photos Simon Gosselin

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