La Messe là-bas … le théâtre est ma religion

Quelle folie, pourrait-on se dire, de se lancer, pour renouer avec le théâtre après des mois de disette dramatique, dans un texte de Claudel au titre qui sent déjà l’anti-mite et les fonds de placard de sacristie ! L’auteur n’est déjà pas drôle en lui même alors écouter un long monologue composé de l’introït à l’ite missa est sur le modéle de la messe version 5 (Pie V) … que diable allais-je me précipiter dans cette galère ? Il fallait bien un argument de poids pour s’engager dans ce chemin de croix tout tracé … Didier Sandre, qui, même s’il lisait l’annuaire, ferait à raison déplacer tout un public, fut cet argument. De pensum prévisible, cette nouvelle production de la Comédie Française dans le cadre de ses Singulis (carte blanche donnée à un de ses comédiens) s’est transformée en un moment suspendu entre poésie, intimité et magistrale leçon d’art dramatique.

De l’angoisse nait l’obsession du rite

Le texte de Paul Claudel est dense, c’est le moins que l’on puisse dire. Et certaines parties restent encore, à la re-lecture un peu énigmatiques, il faut bien l’avouer. Avoir parcouru la fiche Wikipédia de l’auteur n’est pas non plus superflu pour comprendre cette Messe dont les séquences abordent pèle-mêle sa vie amoureuse, son rapport à l’Europe en guerre dont il est éloigné quand il écrit le texte (Rio de Janeiro – 1917), ses craintes dans ce Brésil méconnu à l’exotisme inquiétant, son exaltation religieuse, sa passion pour Rimbaud… Dans un décor très arte povera (trois tabourets qui seront tantôt assises, parfois escabeau voire chaire …, des paravents en bois brut et une ampoule), Didier Sandre, sobre et sombre tenue de ville, nu pieds, incarne le Verbe et décortique les angoisses dont Claudel accouche sur le papier en longues phrases chaloupées, portées par le balancement des palmiers dans la touffeur d’une soirée tropicale. Le comédien met en relief toute la solitude de l’auteur, les plaies encore béantes de son âme déchirée par la perte de son seul véritable amour. L’éloignement de son pays lui ronge le coeur, douleur accentuée par l’hostile luxuriance de la végétation qui l’entoure, surement aussi par le grouillement d’un peuple si étranger à son monde ; son âge aussi l’inquiète, à l’aube de ses 50 ans. S’appuyant sur la richesse du texte, sur sa Nécessité au sens strict du terme, sur la violence de la libération de la parole dont le flux est comparable à un fleuve qui aurait rompu ses digues, Didier Sandre nous dépeint un poète parfois (souvent ?) au bord de la folie, (ce qui n’est pas sans rappeler que sa soeur Camille, a fini ses jours en hôpital psychiatrique). De ce pas qui le sépare du précipice, il semble conscient ; son obsession pour ce Dieu qu’il faut prier et servir pourrait bien être le moyen d’assurer son salut … comme si (jusque là on sent l’homme de théâtre) occuper sa pensée avec Dieu de manière quotidienne contenait la folie dans laquelle ses accès poétiques et son hyper-sensibilité pourraient le faire basculer.

Domestiquer la forme pour délivrer le fond

Le texte est un long poème rimé métronomiquement obscur à la lecture ; dans une démarche intime et pleine de finesse, Didier Sandre le rend limpide et en dégage le sens en disséquant cette régulière métrique. En artisan méticuleux, il ré-organise la rythmique de cette curiosité littéraire, il en module les longues phrases musicales et réussit finalement à réguler le flot pourtant aussi inarrêtable que le galop de la marée martelant les bancs de sable autour du Mont St Michel. Le cours du poème devient ainsi moins tempétueux et dès lors, navigable par le profane. Ajustant la syntaxe au contenu, le comédien dégage dans chaque tableau les points de fuite et les lignes d’horizon tout en y déposant ses couleurs personnelles. Certaines « scènes » particulièrement touchantes laissent affleurer (on le suppose) les points de résonance du poème avec l’intimité du comédien, qu’il nous livre alors sans retenue, offrant son âme nue comme un Christ offrant son corps à dévorer lors de l’Eucharistie. Leçon parfaite de l’équilibre que recherche l’acteur entre le texte qu’il doit défendre tout en respectant les intentions de l’auteur et sa personnalité artistique avec laquelle il doit l’habiter ! Exemple magistral de comment, par cet exercice de funambule, le comédien cesse d’exister en tant qu’individu pour assurer le lien entre l’auteur et le public, devenant une sorte d’oracle ou de messager divin. Le Verbe devient chair, cette chair transcende la parole ; le comédien disparait derrière le personnage et devient ce déversoir dans lequel chaque spectateur, qui croit aveuglément à ce qui lui est raconté, évacue ses émotions personnelles : il en nait du beau et une communion des âmes. Le Théâtre n’est-il pas Religion et le rite de l’Eucharistie ne se produit-il pas chaque fois qu’un comédien monte sur les tréteaux, offre son corps et meurt pour permettre la transfiguration de son personnage et conduire le public au divin ? Paul Claudel et Didier Sandre, dont l’approche de la scène est empreinte d’une responsabilité mystique, semblent vouloir nous convertir à ce catéchisme là en tout cas.


Tout n’est pas sérieux dans ce texte et le comédien rend avec un humour pince sans-rire certaines scènes comme la parodie d’un petit curé de campagne demandant à ses ouailles quelques sous de plus dans la quête ou regrettant qu’il n’y ait « personne ici qui souffre » au risque de « frustrer votre Dieu de ce qui est son propre et son avoir« . Amusant aussi le dialogue entrepris par Claudel avec Dieu, le comédien donnant de la grandeur au sage et sans âge barbu en le faisant répondre depuis le sommet d’une pyramide de tabouret sous la lueur dorée d’une ampoule.


Partant d’un poème ponctué de formules certes sublimes mais semblables à des fleurs tropicales apparaissant çà et là dans une jungle impénétrable, Didier Sandre transmet dans cette Messe là-bas une émotion intense. Lui ouvrant le chemin, il arrive à captiver son auditoire, attentif jusqu’à la dernière minute. Le décryptage de Paul Claudel au regard de sa propre sensibilité et de son vécu lui fait donner au texte une force toute particulière. La manière dont le comédien désosse les strophes pour nous en présenter l’insondable sensibilité finit de convaincre le spectateur le plus récalcitrant : il y a bien eu une « messe » ce soir là sur les planches du Studio de la Comédie Française, une célébration éloignée de tout communautarisme, de tout intégrisme mais bel et bien remplie d’humanisme et de poésie : deux valeurs dont nous manquons cruellement en ce moment.

La Messe là-bas - Paul Claudel
Comédie Française / Studio
Jusqu'au 11 octobre 2020
Crédit Photos Brigitte Enguérand

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