Opening Night … j’ai bu la tasse « tchin tchin » !

C’était un évènement en soi : le retour au théâtre d’Isabelle Adjani après le consternant Kinship monté en 2015. Autre atout à ce retour, la présence de Cyril Teste qui assure aussi bien la direction du plateau que la mise en image de ce qu’il s’y passe. La « performance filmique » proposée durant laquelle sont projetées des images captées en live par un technicien caméléon qui déambule au milieu des comédiens présente l’avantage de prolonger l’action au delà de la scène, de décupler l’intensité de ce qui se joue et de proposer au spectateur un autre point de vue par une vision sous d’autres angles que celui, basiquement frontal de la salle dans laquelle il est assis ( le détail de cette approche est décrit dans >> Festen, Nobody, Hamlet). C’est autour d’Opening Night, inspiré du film de John Cassavetes (1977) que les deux têtes d’affiche ont décidé de se rencontrer … la magie de cette « première » opérera-t-elle ?

L’histoire

La base de la pièce est le tournant de la vie de Myrtle, une actrice, le soir où l’une de ses jeunes admiratrices, âgée de 17 ans, lui demande un autographe en lui disant à quel point elle l’aime. En traversant la rue devant le théâtre, la jeune fille se fait percuter par une voiture et meurt. Ce traumatisme conjugué à une crise de la cinquantaine de l’artiste interfère sur la répétition de la pièce qu’elle est en train de monter avec un jeune metteur en scène amoureux d’elle et un acteur qui a probablement été son amant jadis. Tournant autour de cette trame, Cyril Teste promène le spectateur dans une succession de mises en abime entre Myrtle et son rôle dans la pièce qu’elle répète, entre Isabelle Adjani et Myrtle, entre une représentation théâtrale aboutie et la proposition faite au spectateur d’assister à la répétition de ce que pourrait être le spectacle une fois monté. Ce dernier n’est en effet, et selon la volonté du metteur en scène, pas figé mais en continuelle construction/déconstruction, ouvert à des inversions de scènes, à des modulations du texte … Work in progress donc comme l’indique l’écran à notre arrivée : Laboratoire public #44.

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Révérences …

Cyril Teste est comme le metteur en scène de la pièce (celui qui monte la pièce dans la pièce … voyons re- saisissez vous et essayer de suivre un peu !)   : amoureux de sa comédienne et c’est une véritable déclaration d’amour qu’il fait à Isabelle Adjani en construisant autour d’elle, pour elle, ce spectacle. S’il nous perd rapidement dans la forme qu’il donne à sa création, il cristallise l’attention du spectateur sur cette actrice au parcours singulier, capable de créer, dès son apparition, une sidération brutale et immédiate du public. La scène de départ introduit d’emblée un doute : la pièce est-elle commencée ou les images filmées qui défilent sur l’écran ne sont-elles  qu’un instant de vie volé dans les coulisses avant le début de la performance ? En nous faisant pénétrer par la caméra au delà du plateau, dans cette zone qui nous est interdite à nous, public, le metteur en scène installe habilement un trouble et partage avec nous le lien affectif qu’il a développé pour sa muse. Le personnage hésitant et fragile qui nous est montré au début de la pièce, plein d’hésitation en coulisse, encouragé par le metteur en scène et par son partenaire, c’est Isabelle Adjani, sans fard, sans artifice … avant qu’elle enfile son masque, monte sur scène et joue son petit son numéro. De cela, par l’artifice filou de cette scène introductive, nous en sommes maintenant sûrs, si bien que tout du long, tout ce que dira Myrtle, l’héroïne de la pièce, nous l’attribuerons à Isabelle, nous le percevrons à travers le prisme du mythe que nous avons, consciemment ou non, construit autours d’elle. Cette approche principalement emphatique est, pour être honnête, tout ce qui tient la pièce : la proximité créée avec l’icône, sublimée par son image filmée à la dérobée mais capable de montrer,  de manière assez surprenante pour un non cinéphile, comment la comédienne dégage un « truc » spécial dès que ses grands yeux (pour le bleu vous irez vous rhabiller car c’est filmé en noir et blanc) apparaissent à l’écran. Jouant son rôle, celui de Myrtle, improvisant autour de ce que le texte de la pièce supposée lui renvoie de sa propre vie ou récitant avec un naturel confondant les tirades écrites pour son personnage, Isabelle Adjani est comme un poisson dans l’eau sur scène, nageant sans pudeur dans les eaux troubles de cette piscine dont le fond se dérobe à chaque nouvelle scène. Hagarde et s’enfilant verre de blanc sur verre de blanc (théâtre ou réalité ?), ce questionnement de la comédienne sur sa jeunesse passée, son rapport à l’âge, la question du jeu de l’acteur et du public, est cependant tellement sincère qu’elle en parait douloureuse et provoque une nouvelle poussée d’affection envers cette fille à la dérive qui se tort à même le sol, à deux pas de nous (le privilège des premiers rangs du théâtre des Bouffes du Nord). On ne peut que tomber amoureux !

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Ses partenaires ont l’immense mérite de réussir à exister autrement que comme des faire-valoir. Frédéric Pierrot (Maurice, le comédien) et Morgan Lloyd Sicard (le metteur en scène) ont un jeu juste et totalement maîtrisé au point que l’on se demande ce qui est improvisé de ce qui est écrit. Cela est frappant quand le second revient verbalement régulièrement vers le public et crée cette impression que le public assiste vraiment à la répétition de la pièce, nous intégrant de fait dans son projet et nous positionnant à une place décalée de celle où nous croyons être … Cette mise en abime du spectateur qui intègre la création qu’il regarde est aussi rendue possible par l’image : le public est aussi filmé en même temps que les comédiens et devient scrutateur de lui-même ! Vertigineux non ?

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… et coups d’épée !

On en arrive au gros point faible de cette pièce. Toutes ces mises en abime de mises en abime de mises en abime de mises en abime sont un peu comme l’effet produit par ses miroirs de fêtes foraines qui démultiplient l’image jusqu’à plus soif. Cyril Teste nous noie rapidement et l’on ne sait plus ce que l’on regarde. Cela a l’avantage de fixer l’attention sur Adjani, qui est, soyons honnête, celle que nous sommes venus voir, mais le gros inconvénient de faire que l’on décroche rapidement du challenge de savoir qui parle du comédien ou du personnage, si l’on est dans la pièce, dans la répétition, dans la répétition de la répétition … je n’ai pas vu le film de Cassavetes et ne voulais pas le voir avant … en revanche j’ai vu Inception (on a la culture cinématographique que l’on mérite !) : et cette pièce m’a fait le même effet que le film à savoir une crise d’angoisse face au vertigineux précipice qui s’ouvrait sous mes pieds !… suivi d’une profonde migraine !

Pour ce qui est du coté work in progress revendiqué par le metteur en scène, il faudrait voir plusieurs fois la pièce (et donc dévaliser une pharmacie pour avoir assez de Doliprane°) pour évaluer ce qui change vraiment car, quoiqu’en dise Cyril Teste tout semble assez bien cadré et laisser peu de place à un quelconque remaniement majeur du déroulement de la performance.

Enfin, la place très marquée de la vidéo, pour ne pas dire omniprésente, a le défaut de manger le théâtre. Avec une « gueule » et une personnalité comme Isabelle Adjani, le risque était là. Sa conséquence ne se fait pas attendre, si, sur le début, le spectateur peut se délecter de passer de la réalité à son image, l’écran prend vite le regard en otage d’autant que, contrairement aux autres pièces citées plus haut, dans lesquelles l’écran était au dessus de la scène, il occupe ici la place centrale dans ce décor passe partout à la fois décor de la pièce dans la pièce, appartement de Myrtle et prolongement de la salle magnifique du théâtre des Bouffes du Nord

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Pour conclure, 

Cyril Teste voulait Isabelle Adjani et bâtit autour d’elle un spectacle assez déconcertant dans sa forme. Abusant de la mise en abime, il perd le spectateur dans son propos créant un vertige l’obligeant à se focaliser sur l’émotion plus que sur le contenu. Une fois abandonnée toute tentative de réflexion, celui qui se laisse aller à ressentir ce qu’exprime l’actrice élevée au rang d’icône se trouve bouleversé par une émotion brute et non feinte qui le poursuit longtemps après la fin de cette étrange expérience théâtrale qui ne saurait exister, au delà de cette série, sans l’aura d’Isabelle Adjani.

 

Opening Night (Cassavetes/Teste) – Théâtre des Bouffes du Nord – Vendredi 10 mai 2019

Crédit photo Simon Gosselin

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