Art …un étrange phénomène !

Nul n’est idiot quand il avoue ses lacunes parait-il ! Alors j’avoue … je n’avais jamais vu Art malgré le succès planétaire que connait la pièce traduite en 35 langues et montée de Bombay à Bratislava, de Tokyo à Johannesburg. Auréolée de ce statut de « classique » ou de « pièce culte » selon les sensibilités littéraires, le texte de Yasmina Reza est repris par Patrice Kerbrat qui avait signé la mise en scène originale en 1994. L’occasion de combler cette lacune et d’approcher ce phénomène « hybride et flasque » pour reprendre une citation du texte !

L’histoire 

Serge achète un tableau de 1M60 sur 1M20 environ, blanc avec de fins liserés obliques blancs. Il présente le chef d’oeuvre, un Antrios, à son ami de longue date, Marc, qui explose lorsque Serge lui annonce le prix de cette « merde blanche » : 30.000 euros. Marc en réfère à leur troisième ami, Yvan, actuellement préoccupé par son re mariage. Plus enclin à aplanir l’affaire, ce dernier, comme souvent, ménage maladroitement chèvre et chou au point , finalement, d’envenimer la chose : le prétexte du tableau devient l’occasion de s’écharper en bonne et due forme chacun trouvant un sujet de petit dégommage entre amis. Un acte de diplomatie permet toutefois de renouer les liens : mais cette amitié ainsi mise à mal et rafistolée sur la base d’un mensonge sera t’elle la même qu’avant le tableau blanc d’Antrios ? … rien n’est moins sûr.

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Révérences … 

D’un certain point de vue la mise en scène de Patrice Kerbrat est assez pertinente dans le sens où elle oriente assez rapidement le noeud de l’action vers le délitement d’une amitié et la détourne du questionnement sur la justification d’un certain art moderne (aujourd’hui devrait-on dire contemporain). A entendre les ricanements qui accueillent la première réplique décrivant le tableau « un fond blanc avec des liserés blancs », il aurait été facile de faire de Serge le bouc émissaire de la pièce, un homme est assez idiot pour acheter à prix d’or un tableau que n’importe qui aurait, a priori (et je dis bien a priori), pu faire. Le metteur en scène atténue pour cela certaines répliques qui pourraient laisser croire que le tableau est le fond du problème notamment celle où Marc relève que leur amitié a changé le jour où Serge lui a parlé de la « déconstruction » dans l’Art, une sorte de fracture se produisant quant aux clans respectifs de ces deux modèles de la société bourgeoise : un dermato se piquant surement par snobisme d’Art contemporain , un ingénieur aéronautique réfractaire à toute nouveauté. La mise en scène joue parfaitement le jeu de la question des relations humaines qui est à la base de la tempête que traversent ces trois hommes au bord de la crise nerf en mettant en ligne de mire le malheureux Yvan qui, encore plus paumé que les autres, illustre à ses dépens la complexité de l’amitié tant on projette sur l’autre son image et ses fantasmes. C’est la raison pour laquelle rire de lui, comme le fait cette mise en scène, appuie là où ça fait mal car sous ses airs de grand conciliateur modéré, c’est peut être lui qui propose la forme d’amitié la plus désintéressée. Jean Pierre Darroussin, quoique vieux pour le rôle (on l’imagine assez peu à l’aube de son mariage!) est celui qui tire son épingle du jeu, à la fois pour la sympathie que son personnage inspire et pour sa grande scène comique où il explique qu’il ne sait plus où donner de la tête pour les faire parts de mariage entre sa femme, sa mère et sa belle mère etc etc …

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… et coups d’épée ! 

Pour le reste le jeu reste souvent très appuyé. Alain Fromager, malgré son interprétation assez maniéréeest  relativement sobre mais Charles Berling en fait des tonnes au point qu’il est déjà en train de vociférer et de hurler à peine engagé dans la scène qui marque la rupture entre ce qui n’était que l’affaire du tableau à proprement parler et ce qui devient le règlement de compte au bout de 30 ans d’amitié. Cela ne choquerait pas et fonctionnerait même bien si la pièce était montée comme une pièce de boulevard bien franche et rigolarde, aspect que revendique aussi ce texte où chaque phrase veut faire mouche et provoquer un rire. C’est ici que la mise en scène est maladroite : par l’absence de direction d’acteur (chacun y va de son petit numéro solo) qui aboutit à un déséquilibre frappant entre le texte et ce que l’on voit…Hybride en quelque sorte : ne sachant pas choisir entre une verve comique et un arrière plan beaucoup plus profond.

Ce qui choque enfin est l’absence totale de consistance des personnages : pour preuve , aucun n’inspire réellement d’empathie ; ils sont là, ils font rire mais s’y attache-t’on? les déteste-t’on pour ce qu’il sont sont ? non pas vraiment … Ils ne sont que caricatures et avec un trait là encore plus que grossier quand chaque personnage est rattaché à un tableau de son intérieur (et il ne s’agit plus ici d’un artifice de mise en scène car le texte les évoque directement) : le tableau moderne pour celui qui serait en quelque sorte un prémice bobo des années 90, le classique avec sa toile de paysage bien posé et le plus rustre (et moins bourgeois que les autres, il est représentant en papeterie et envisage une promotion via son mariage) avec sa « croute ». A cause de la réduction des personnages à l’état de caricature, leurs interactions restent purement verbales, pour amuser la galerie ; rien de ce que l’on voit n’est incarné, à part la détresse affective d’Yvan (toujours Darroussin) mais surtout pas l’espèce d’homosexualité latente teintant la relation entre Serge et Marc qu’il aurait été audacieux de creuser. Ainsi, si leurs propos posent bien des question sur l’amitié et la position de Soi par rapport aux Autres, jamais aucun personnage ne s’émeut de ce qui lui arrive et rien ne se dégage du plateau : tout reste émotionnellement flasque en quelque sorte.

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Pour conclure, 

Surement à cause de la mise en scène de Patrice Kerbrat qui hésite beaucoup dans le parti pris à prendre face à un texte ambigu, il est difficile de comprendre l’engouement mondial par rapport à cette pièce qui n’a rien d’un chef d’oeuvre absolu ni par sa drôlerie (le théâtre français dispose de pièces de boulevard bien plus efficaces) ni par  son sens qui, contre l’interprétation que j’en ai faite (les relations humaines), sert d’argument de vente : la critique de l’Art Contemporain. Si Yasmina Reza a réellement voulu parler de ce sujet, sa pièce serait un ratage total, tant elle aspirerait, via une caricature, à conforter un public acquis d’avance dans une sorte de nivellement par le bas et de stagnation intellectuelle. Sa pièce, envisagée sous l’angle du rapport aux Autres est en revanche un belle réussite mais nécessiterait une mise en scène plus profonde. S’il faut ne rien y voir de particulier, cette production fait passer une bonne soirée et fait quelque fois sourire. Un étrange phénomène en quelque sorte …

Art (Yasmina Reza) – Théatre Olympia Arcachon – Mardi 5 février 2019

2 commentaires

  1. Roundtheworld dit :

    Intéressant… Avez vous vu la pièce et les comédiens de 94 ?
    C’est l’une de mes pièces favorites, je n’ai pas vu encore la dernière mise en scène… Pour son coût élevé, la peur d’être déçue et de comparer avec la mise en scène originelle.
    Je suis d’autant plus curieuse après votre critique !

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    1. Je n’ai pas vu la version originale mais compte bien en retrouver une captation pour essayer de comprendre l’engouement que cela avait provoqué et continue de produire !
      Je serai ravi d’avoir votre comparaison en retour si vous vous décidez à aller voir cette version
      Merci pour votre intérêt en tout cas

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