RUSALKA – Opéra National de Bordeaux

C’est à grandes pelletées de chlore que Jean Philippe Clarac et Olivier Deloeuil nous invitent à « tester le présent » selon leur expression avec Rusalka (1901), opéra d’Antonin Dvorák, dont ils déplacent l’action dans une piscine olympique. Autant dire que toute once de merveilleux disparaît au moment même où l’ondine, voulant devenir humaine pour les beaux yeux d’un prince, passe par le pédiluve. L’idée aurait été bonne de calquer sur cette tragique métamorphose le désir d’émancipation d’une jeune nageuse de natation synchronisée lassée de n’être qu’une petite sirène, si en chemin les deux metteurs en scène n’avaient pas bu la tasse, tchin tchin !

Quand un metteur en scène transpose le contexte d’une oeuvre, j’attends de lui ou bien qu’il crée des ponts entre le contexte original et son filtre de lecture, projections susceptibles d’apporter un regard nouveau (j’allais dire contemporain), sur les enjeux de l’œuvre, ou bien qu’il propose des images fortes capables de faire écho au texte et à la musique pour en amplifier l’émotion, sans perdre en lisibilité mais sans forcément chercher à s’ancrer concrètement dans la narration. Une approche analytique ou une approche expressionniste en quelque sorte.

Partant de ce postulat, cette nouvelle production de Rusalka pour l’Opéra National de Bordeaux visuellement plutôt moche et intellectuellement pauvre ne pouvait être, sans mauvais jeu de mot, qu’un coup dans l’eau.

Faire rentrer une piscine olympique sur un plateau de théâtre est une gageure et la coupe transversale du bassin proposée sur la scène du Grand Théâtre de Bordeaux fait son petit effet dans cet écrin XVIIIème, mais force est de constater que l’impact visuel s’arrête là à peine le rideau levé. Le reste n’est que bâches tendues pour masquer des tribunes de stade nautique, tronc d’arbres ternes poussant à travers le le carrelage, piscine gonflable ou baignoire (on a lapidé Warlikowski pour moins que ça !), table brinquebalante dressée sur un podium tout aussi improbable que peu princier et banderoles de compétition de troisième division…

La vidéo (indispensable outil contemporain et preuve que si le cinéma est moribond en salle, il a de belles heures à s’offrir dans les théâtres) illustre par des images superbes et très graphiques ce que l’architecture (le monde des hommes) peut faire pour domestiquer et reproduire ce que Dame nature (le monde des créatures fantastiques) propose : ici, rien de glamour, les bords marécageux d’un triste et morne lac vaseux que toute nymphe ayant un peu de jugeote ne peut que vouloir fuir.

Une retransmission sur écran géant et en Technicolor d’une démonstration de l’équipe nationale de natation synchronisée se substitue intelligemment au bal de l’acte 2.

Quant à l’image du prince, yeux bandés, la queue d’une truite argentée pendant de sa bouche, son apparition subite à 30 minutes de la fin et son esthétique sans lien avec le reste interroge plus qu’elle n’a sûrement de sens et de logique (?!?).

La pertinence analytique de la transposition ne justifie guère plus le déracinement du livret. Passée la filiation entre la transformation de la naïade en humaine (à condition qu’elle y perde la voix) et l’émancipation d’une « petite sirène » tricolore (à condition qu’elle y perde sa virginité), le discours de Jean Philippe Clarac et Olivier Deloeuil s’arrête là ; à charge pour les deux compères, qui auraient aussi pu choisir un club d’aviron, de ramer pour faire rentrer leur idée de départ dans le livret non sans se heurter à de nombreuses impasses et sans s’autoriser une adaptation de quelques sous titres (on frôle la manipulation diraient les complotistes !).

Car dans ce monde hyper réaliste que faire de Jezibaba, la sorcière responsable de la métamorphose de Rusalka ? Elle devient femme de ménage, sans pouvoir magique, hormis évidemment celui de faire briller les abords du bassin qu’elle frotte avec une conscience professionnelle à faire pâlir Cendrillon de jalousie . Sans filtre ni potion, la métamorphose de la jeune nageuse se manifeste par… sa montée sur talons aiguilles ! Sans être féministe, n’est ce pas réducteur de résumer l’accession à la féminité au gain d’une paire de chaussures ! C’est vrai qu’on ne pouvait pas choisir le maquillage, nos petits rats musqués étant déjà peinturlurés pour faire des bombes et des éclaboussures.

Cette maladresse très patriarcale est par la suite doublée d’une scène de viol de la naïade par le Prince : #balancetonporc tout à fait dispensable et inutile que le duo, comble de la mauvaise foi, justifie par une phrase du livret : « je veux t’avoir toute entière», supposée signifier l’envie du jeune homme de lui arracher violemment ses collants ! On passera sous silence le harpon au bout duquel finit le Prince repenti… Ou quand la rédemption vire au vulgaire règlement de compte !

Dire que la direction d’acteurs atteint son paroxysme dans la scène où le garde chasse et le marmiton s’aventurent chez la sorcière et jouent la terreur par de grands roulements d’yeux (!) suffira pour faire comprendre qu’elle frôle le néant et donne aux personnages la profondeur à laquelle peut prétendre le regard vide d’un gardon. S’il fallait montrer que le monde moderne est dénué de magie, l’histoire inhabitée et d’une banalité sans nom racontée ici, est en effet un succès. Rusalka en revanche n’en sortira grandie.

Le plateau vocal ne se montre guère plus subtil malgré une partition alignant pourtant quelques très belles pages aux influences diverses allant de Wagner à Tchaikovski (on pense très souvent au Lac des Cygnes) en passant par la musique populaire d’Europe de l’Est.

Ani Yorentz a une belle voix et en fait état avec une puissance qui, en comparaison, ferait passer la chevauchée des Walkyries pour des vêpres chez les Ursulines, stentor attitude raccord avec la détermination de l’ondine mais qui laisse sur le plongeoir tout le côté juvénile, romantique et innocent du personnage. Tomislav Muzec (le Prince) passe, à l’inverse, tout en force et se montre à la peine, glissant discrètement et sans faire de vagues dans son couloir de nage. Pour filer la métaphore, Wojtek Smitek (l’esprit des eaux) souffre de quelques flottements vocaux ternissant son timbre et le faisant parfois partir en brasse coulée sous l’opulent flot orchestral. Car l’absence de finesse dans ce monde de brutes qu’est celui de la natation, trouve peut être sa source chez le chef Domingo Hindoyan qui dirige à grand coup de palmes un orchestre tonitruant aux cuivres hasardeux, flûtes stridentes et cordes sans transparence. Ce mélange finit d’achever la corrosive désinfection de la partition déjà bien attaquée par la mise en scène. La délicate évocation de la Nature omniprésente dans les actes « aquatiques » est défigurée, le lyrisme de la partition est sacrifié sur l’autel du fortissimo et de l’absence de nuances.

Irina Stopina (la princesse étrangère) et Cornelia Oncioiu (Jezibaba) tirent brillamment leurs épingles du jeu ; tout comme les trois nymphes dont les voix forment une belle harmonie (Mathilde Lemaire, Julie Goussot et Valentine Lemercier). Merci à elles !

EN BREF

  • Un parti pris sous-exploité par des metteurs en scène dépassés par leur idée
  • Une direction d’acteur inexistante réduisant à néant toute interaction entre des personnages en quête de sens
  • Une direction musicale sans nuances, dépourvue de subtilité et confondant lyrisme et décibels
  • Une piscine
  • Comment boire la tasse en trois actes

RUSALKA
(Dvořák/Clarac&Deloeuil)
Opéra national de Bordeaux - Gd Théâtre
jusqu’au 12 novembre 2023

Crédit photos Studio Delestrade coll Opéra Avignon @matthijsvsmierlo (couverture)

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