Un café avec … François Alu & Samuel Murez

Pour une fois, je déroge à la règle (mais la transgression est un fil rouge pour Samuel Murez et Francois Alu) : ce n’est pas autour d’un café mais dans un théâtre que je rencontre ces deux enfants terribles et particulièrement bavards.

Mais qui le plus fou ?

Notre folie est complémentaire et synergique, Samuel c’est plus dans le domaine du tangible : il voit les choses dans les mathématiques, moi c’est plus du domaine de l’irréel… je vois les choses dans les boules de cristal en quelque sorte. C’est ce qui a permis d’aboutir à ce spectacle : à chaque fois que l’un de nous doutait, l’autre continuait d’y croire et pouvait à nouveau challenger son partenaire. Nous sommes un bon tandem qui évolue depuis plus de 11 ans (au sein de la compagnie 3ème étage dont Samuel Murez est le directeur artistique)

Toute cette bizarrerie n’est pas grave

Avec Complètement jetés je voulais m’autoriser à aller plus loin que dans mes précédents spectacles, notamment que dans Francois Alu/Hors Cadre, en exprimant un réel parti pris. Dans le monde de la danse, ce que l’on ressent très fortement c’est « soyez beaux, ayez de beaux muscles, pas trop de thématiques et ne faites pas trop d’histoires s’il vous plaît ». Dans ce spectacle nous voulions aller dans le sens contraire ! On aurait pu faire un spectacle plus convenu, plus court aussi mais il ne s’agissait pas de rester dans le consensuel explique Samuel.
De mon côté, continue François, je voulais un spectacle qui parle à tout le monde sans donner de leçon ; faire comprendre aux gens qu’ils pouvaient s’assumer avec toute leur bizarrerie. En leur montrant que, moi, premier danseur à l’Opéra de Paris, je peux aussi bien faire le porc et montrer mon cul sur scène un soir que tenir très sérieusement une discussion dans un dîner mondain le soir d’après. Toute cette bizarrerie, çà n’est pas grave. Mon prisme c’est ça, je ne donne pas de leçon : juste je veux qu’on sache que c’est possible. 

Ce seul en scène est une aventure artistique et humaine

J’ai cru comprendre que ce spectacle aurait pu ne pas voir le jour ?

Samuel est du genre à accumuler les projets qu’il garde pour lui dans ses ordinateurs et ses carnets,  ironise Francois. 

Oser monter un spectacle que j’ai dans la tête est un véritable combat explique Samuel : imaginer le spectacle et faire les choix de vie qui te permettent de le monter sont deux choses très différentes …mais faire ce spectacle était très important pour moi. Il constitue un peu une suite de François Alu/Hors Cadre. Il fallait que j’aille au bout de cette piste avec ce danseur qui est aussi mon ami. Je prends beaucoup de plaisir à travailler avec la palette incroyablement large qu’offre Francois ; il est capable de relever tous les challenges. Ce seul en scène, c’est à la fois une histoire artistique et humaine.
Complètement jetés a vraiment été créé à deux. Francois est une éponge qui absorbe tout et qui le ressort de manière désopilante. Il a une capacité à l’improvisation incroyable, un accès direct à son subconscient et une incroyable faculté à créer des personnages. Il a aussi un don pour l’association entre les mots et le mouvement. Mais passer de toutes ces pistes à l’écriture c’est très différent. Le point sur lequel on travaille beaucoup c’est sur comment réussir à garder de la spontanéité dans quelque chose d’écrit voire millimétré tout en gérant la complexité du concept d’un seul en scène dansé qui fait de ce spectacle un vrai challenge psychique (se dévoiler) et physique (tout donner). Sur ce point, la prise en main du spectacle est passée par un suivi très rapproché de François avec un capteur cardiaque pendant les répétitions par exemple. Lui-même c’est imposé une très grosse autodiscipline.

Samuel intervient beaucoup sur la structure du spectacle. Lui c’est vraiment l’armature ; je lui donne mes pages d’improvisation et il prend le coupe-chou pour réduire tout ça. Mais il reste encore 40 pages qu’il a fallu que j’apprenne ! En plus je suis un phobique du texte, ajoute Francois, mes tours je suis pas inquiet, ça je sais que je vais les passer mais j’ai toujours peur de perdre mon souffle et de pas passer le texte !

L’idée était avant tout de dépasser mes limites. Tu ne peux pas te limiter à « c’est bon j’ai fait Basilio*» dans ta vie de danseur. J’aime écrire, parler,… il fallait que je le fasse. Au moment du confinement, j’ai fait ma crise d’ado et j’ai eu envie de mettre tout le monde dehors pour faire mes trucs. C’est passé par une boulimie d’activités : faire des films, lire, aller au Venezuela, j’ai découvert Jodorowsky et j’ai voulu tout voir, tout lire ; je me suis aussi beaucoup intéressé au développement personnel. J’ai vraiment fait un blocage sur ma vie d’avant et j’ai eu besoin de découvrir d’autres choses. Cette période m’a permis d’entamer une phase d’introspection très constructive. Mais derrière, il y avait Samuel et nos 11 ans de collaboration. On a fait le le tour du monde ensemble alors ne pas faire ce spectacle aurait été dommage. 

*Basilio : rôle central et particulièrement difficile du ballet Don Quichotte

François avait besoin de se raconter Lui

Complètement jetés est une galerie de portraits de personnages déjantés qui, en se superposant dans les dernières scènes du spectacle, surement les plus sincères, dessinent les contours d’un François Alu particulièrement touchant et inspirant. Cette complexité ouvre une porte sur qui est (peut-être) le véritable François Alu que désormais tout le monde s’arrache : sur scène, à la télé, sur un ring de boxe ou en coaching d’entreprise. A observer cela en tant que spectateur assidu du monde de la Danse, on croit y trouver une réponse à cette Alumania qui déchaine les balletomanes depuis maintenant plusieurs années. Y avait-il de cela comme point de départ du spectacle ?

A ce moment de sa vie, je pense que Francois avait besoin de se raconter LUI et plutôt que de subir ce qu’on lui colle de l’extérieur.

Je dirais pas que je me raconte, rectifie Francois. C’est au delà de çà, je pense qu’il y a quelque chose de générationnel. Sans rentrer dans les détails du christianisme et des religions, on peut dire que notre génération a pris conscience que chacun pouvait avoir de l’emprise sur sa vie : on a envie d’entreprendre, de se réaliser et je voulais surtout, à travers mon exemple, montrer comment cela pouvait être possible. Cette période nous a fait traverser des situations qu’on pensait impossibles… alors je me suis dit « si ça se trouve c’est fini ! On va peut-être tous mourir » … alors avant de mourir, il faut qu’on se connecte tous, qu’on fasse des choses ensemble ! On a bossé comme des dingues sur l’écriture de Complètement Jetés et je me suis même imposé instinctivement des règles alors que j’aurais pu faire ce que je voulais parce que c’était mon spectacle ; mais à ce moment-là, j’ai surtout compris qu’il fallait que je devienne libre : il me faut de la liberté.

Les règles et leur transgression

Dans toute situation et donc dans toute création il y a d’une part des règles et un cadre et d’autres par la nécessité de les transgresser. Il faut choisir ce que l’on garde du cadre et ce que l’on choisit de transgresser. Cette question est aussi délicate sur scène que dans la vie et on ne choisit pas tous les mêmes choses. Pour moi dans ce spectacle, le cadre devait se trouver dans le rythme du texte, les placements et les lumières : tout est millimétré et pour Francois c’est vraiment extrêmement dur ; à côté de cela, la transgression vient principalement de moments d’improvisation lors des répétitions que l’on a décidé de conserver (comme la scène du spectacle dans laquelle François fait le cochon).

Ma mère m’a dit « le cochon ça m’a mis mal à l’aise mais qu’est-ce que ça m’a fait rire ! » Cette folie, ce monstre, on l’a tous en nous. Je l’ai aussi bien sûr, je le cache et là sur scène je le sors et les gens font « mais c’est horrible ». Oui c’est horrible parce qu’ils ont aussi ce monstre et en même temps il ont aussi ce rire intérieur qui leur fait penser que s’ils le sortaient ça serait énorme ! Je veux pousser les gens à être eux-mêmes. Le combat de la vie, c’est toujours contre contre nous-même qu’on le mène. Pendant le confinement, ça n’allait pas trop ! Une personne m’a dit un jour : à ton avis, pourquoi si tu prends deux terrains avec le même terreau et que tu y plantes deux graines tu pourras avoir d’un côté une fleur très belle et de l’autre une fleur pourrie. Parce que certaines graines ne sont pas faites pour certaines terres. J’ai découvert la danse avec Patrick Dupond ; alors parcours logique : on m’a mis à l’école de danse de l’Opéra de Paris pour suivre une voie qui paraissait idéale. Mais c’était un mensonge : pour être Patrick Dupond, il ne faut pas faire l’école de danse, il faut avant tout être un OVNI. Alors oui, l’école m’a donné la rigueur, l’Opéra m’a offert des moments incroyables mais tout cela au prix de nombreux conflits car je n’étais pas dans le moule. Évoluer dans un cadre qui structure mais qui comprend l’individu et lui laisse de la place ne me pose aucun problème (et j’ai eu de très belles expériences comme avec çà avec Crystal Pite par exemple) mais évoluer dans un environnement trop rigide comme sur les grands ballets de Noureev, ça me tue. Je me suis senti comme un ouvrier : je viens, je pointe, on bénéficie du corps que j’ai travaillé, pour lequel j’ai souffert et on me dit quoi faire comme si moi, j’étais avec un joystick et que je faisais bouger un petit personnage. Alors bien sûr, il ne peut pas y avoir que des Jérémie Bélingard, des Patrick Dupond (ou des Francois Alu), pour citer quelques personnalités compliquées à gérer que j’admire ; il ne peut pas non plus n’y avoir que de très bons exécutants : la vie est bien faite et je crois à l’équilibre. Il faut qu’il y ait les deux. 

A côté de ça, nuance Samuel, dans une maison comme l’Opéra National de Paris, on est obligé d’avoir ce côté « industriel » pour produire autant de spectacles avec autant de danseurs mais il faut aussi laisser à l’artiste cette part de liberté qui fait justement que c’est un artiste ; cet équilibre est très dur à trouver. Il est de la responsabilité du programmateur qui doit se projeter, assumer sa sensibilité… Au final toute la hiérarchie, toutes les étiquettes que l’on retrouve dans une compagnie comme celle de l’Opéra ne sont que le reflet d’une subjectivité. Pareil pour les spectacles qu’on présente : le choix des distributions, ce que je choisis de montrer et comment je le montre relève entièrement de ma subjectivité et de ma responsabilité. Et de la même manière, nommer une Etoile reste au final très subjectif…

Une Etoile doit avoir un univers singulier au-delà de ses capacités techniques. Mais pour être nommé, il faut malgré tout être dans le rang … il y a ce paradoxe et je ne suis pas dans le moule. 

Retour à l’Opera ?

J’ai vu que l’Opéra pouvait fermer pendant un an et j’ai beaucoup appris sur moi pendant ces confinements. Je ne suis pas fermé à l’Opéra de Paris et la direction générale est très ouverte aussi. Ce sont des personnes très bien, très respectueuses : je sais que notre discussion se passera bien. La chose qui est sure, c’est que je ne veux pas revenir à l’Opéra pour y retrouver les mêmes baskets que j’y ai laissés. 

Cette conception de la place du danseur qui peut paraitre rebelle dans une compagnie séculaire à la hiérarchie presque militaire trouve écho chez le chorégraphe qui, de son côté, s’interroge sur l’avenir du répertoire. 

Il est important de redéfinir le sens actuel des ballets qui sont au cœur du répertoire car il est très différent de celui qu’ils ont eu au moment de leur création, précise Samuel. Le public a lui aussi une manière d’interagir différente avec ces œuvres et la manière dont on les représente. Et l’on est en droit de se poser la question d’où en est cette forme dans le monde d’aujourd’hui. 

L’univers de ces deux passionnés laisse, à la fin de cet entretien bien trop court, une multitude des pistes à explorer. L’occasion de continuer à suivre leur parcours inspirant et présentant les qualités (dérangeantes pour certains mais pourtant bien nécessaires) de questionner sur la manière de faire vivre le répertoire entre création et préservation d’un patrimoine dans le paysage culturel contemporain, sur la manière d’être Soi au milieu des autres (une question qui va bien au delà de la vie d’une compagnie de ballet) ou sur la liberté de l’Artiste.

Entretien réalisé le 21 novembre 2021
Théâtre Femina Bordeaux 
Complètement jetés infos sur le site 3ème étage
crédit Photos le talentueux Julien Benhamou 

Un commentaire

Laisser un commentaire