Music-Hall … ou l’étrange pouvoir d’une beauté désinvolte

Mais qu’ils sont beaux tous les trois ! … et comme l’écrin de ce Studio Théâtre, rendu toujours plus intimiste par les restrictions sanitaires, leur va bien et permet de créer, plus encore que d’habitude, un étrange et magnifique lien entre eux et nous. Nous, les spectateurs privilégiés, ahuris, cueillis, hypnotisés, de ce Music-Hall (1988) de Jean-Luc Lagarce que la Comédie Française, en pleine effervescence de début et de fin de saison, nous propose après une trop longue séparation. Dans cette courte pièce écrite par un auteur qui vient juste d’apprendre qu’il est atteint du SIDA avec ce que cela implique d’inéluctable issue à cette époque, il ne se passe pour ainsi dire rien et pourtant il se dit de tellement belles choses. Avec finesse, Glysteïn Lefever dissèque le verbe rythmé de Lagarce et nous en délivre toute la profondeur.

Dans un décor qui laisse planer une ambiguité qui persistera toute la pièce, le drame qui se joue sonne comme un hymne au théâtre, comme une déclaration d’amour de l’auteur pour les comédiens. La Fille, sapée comme la Vamp de Tex Avery version robe longue (!), en a connu des salles ; elle a même été célèbre en son temps et fait des grosses tournées. Des boys aussi, elle en a épuisé à ses côtés, partant tous un beau matin, sans rien dire et remplacés par le premier venu : car faut dire qu’il attirait du monde son spectacle. Ce soir, comme hier et surement demain (enfin peut être), elle s’apprête à refaire son entrée pour la …. fois, qu’elle adaptera selon la taille de la salle qu’elle sait chaque jour de plus en plus petite et de plus en plus vide. La pièce est le récit de cette inépuisable succession de soirées identiques : l’arrivée, le tabouret, quelques pas de danse avec les boys sur des airs de Josephine Baker : Ne me dis pas que tu m’adores, embrasse moi de temps en temps … La scène est encadrée de longs voilages blancs qui distillent à la fois une ambiance sensuelle par leur effet de transparence qui laisse deviner sans montrer vraiment et la dérangeante sensation d’être dans un service de soins intensifs derrière un paravent, dans le box de cette Fille peut être en fin de vie et délirant sous les effets de la morphine. Cette soirée de spectacle, ces récits de tournée qui sont faits, défaits et refaits par les trois personnages, reprenant les uns après les autres les mêmes mots et s’appropriant tour à tour les mêmes anecdotes : n’est ce pas là le fantasme d’une vie de théâtre ? ne doit-on pas y voir le comédien qui perd pied dans une réalité fusionnant avec l’illusion dont son métier l’abreuve et le berce ? Sans jamais dire, le texte au rythme entêtant, touche par sa sensibilité, jamais dénuée d’humour ; un humour dont la mise en scène n’hésite pas à renforcer le trait mordant (une attention salvatrice pour le spectateur qui trouve dans ces moments comiques une petite poche d’air pour reprendre son souffle).

Françoise Gillard est sublime, d’une beauté inhumaine, d’une sensualité hallucinante et d’une profondeur bouleversante. Elle maintient son personnage dans ce périlleux équilibre entre rayonnante icône glamour et ridicule starlette sur le retour sans jamais lui faire perdre sa dignité, la foi en son Art, sa fragilité et quelque part, ironie aidant, sa lucidité. Ses Boys, Gael Kamilindi et Yoann Gasiorowski, entretiennent eux aussi une certaine ambiguïté dans leur relation entre eux et dans leur rapport à elle : ils rayonnent d’un érotisme irrésistible et vénéneux, doublé d’une autodérision hilarante. Ce côté Jekyll et Hyde souligne aussi ce talent du comédien pour continuer de faire semblant même quand tout est fini ; ce masque permanent faisant écho à la vie de l’auteur « …tricher, continuer de plus belle à tricher. Sourire, faire le bel esprit. Et taire la menace de la mort – parce que tout de même …- comme le dernier sujet d’un dandysme désinvolte  » écrit-il dans son journal. Cette désinvolture est surement ce qui apporte à ce spectacle toute sa finesse et sa délicatesse, deux qualités qui restituent pleinement au spectateur les subtiles nuances du texte.

A travers une mise en scène d’une magistrale sobriété mais capable de rendre toute l’ironie, la beauté, le pathétique, l’extraordinaire foi des personnages en cette illusion dont ils ont fait leur métier, Glysteïn Lefever créé un terrain de jeu laissant à trois talentueux comédiens tout le loisir de transcender leur Art. A l’issue de la représentation on est frappé de se demander à qui l’on a vraiment eu affaire : Françoise Gillard, Gael Kamilindi et Yoann Gasiorowski eux mêmes nous parlant du théâtre, de purs personnages de fiction nous parlant de cette Fille et ses deux boys que tous les soirs ils trainent sur les routes, à une simple hallucination… Le texte parfois vertigineux de Lagarce est ainsi magnifiquement servi et c’est, à défaut d’Espoir (car derrière les paillettes résonne bel et bien le chant du cygne), plein d’Amour que l’on ressort un peu hagard du Studio Théâtre, brutalement aveuglé par le soleil du monde réel miroitant dans la pyramide inversée du Louvre.

Music-Hall (JL Lagarce/Glysleïn Lefever)
Comédie Française - Studio Théâtre
Du 2 juin au 11 juillet 2021
Crédit Photos © Vincent Pontet, coll. Comédie-Française

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