La Tempête … de l’abstraction nait la clarté

La Tempete - Shakespeare - Carsen - Comedie-Francaise - Salle Richelieu

Cette Tempête est, parmi les propositions très alléchantes d’une belle saison, l’un des spectacles très attendus de la Comédie Française avec l’entrée dans la légendaire maison de Robert Carsen, metteur en scène reconnu (et adoré) à l’opéra mais encore peu familier du monde du théâtre. Son adaptation de l’une des pièces de Shakespeare les plus étranges a pour effet de dérouter le spectateur (et les acteurs !) en le(s) sortant du format attendu, et de déranger la critique mais brille surtout par sa cohérence et l’éclairage bénéfique qu’elle apporte au texte. Le spectateur captivé suit cette histoire avec une concentration étonnante et la troupe bien que parfois bridée dans son jeu montre une nouvelle fois la force de ses comédiens.

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La Tempête est une pièce curieuse à plus d’un titre : son intrigue teintée de fantastique menée par un ancien duc aux pouvoirs magiques et des esprits, son absence de temporalité et de géolocalisation entre des personnages qui ne vivent que dans leur passé, d’autres qui ne s’inquiètent que de leur avenir et finalement bien peu qui se concentrent sur l’action présente se déroulant dans un no man’s land inquiétant, ses personnages assez abstraits en regard des grandes fresques historiques de l’auteur anglais, et une forme littéraire oscillant périlleusement entre grosse farce à la limite de la vulgarité et subtile poésie teintée d’érudition, caractéristique du théâtre élisabéthain. Prospero, ancien duc de Milan, a été victime d’un coup d’état monté par son frère Antonio qui s’est allié les faveurs d’Alonso, le roi de Naples. Destitué, il a été jeté dans une barque avec sa fille Miranda ; ils ont échoué sur une île mystérieuse où l’ésotérique monarque a pu continuer à jouer à Harry Potter à l’école des sorciers tout en ruminant sa soif de vengeance. Douze années plus tard, les usurpateurs passent à proximité de l’île de retour du mariage de la fille du roi à Tunis. Prospero use de ses pouvoirs et de ceux d’un esprit de l’île qu’il a asservi , Ariel, pour provoquer une tempête et le naufrage d’Antonio, du roi de Naples et de son fils Ferdinand accompagné de leur équipage (Sebastian, frère du roi, Gonzalo, un ancien et fidèle ami de Prospero, et deux valets ivrognes : Stéphano et Trincullo). Prospero va utiliser ses pouvoirs et ceux d’Ariel pour leur faire traverser quelques épreuves afin d’exercer sa vengeance mais aussi favoriser la rencontre de sa fille avec le prince de Naples. Les deux tombent amoureux et se promettent fidélité. Dans le clan du roi, le ton oscille entre son désespoir à l’idée de la mort de son fils et l’esprit de conspiration d’Alonso et Sébastian, voyant dans ce chaos l’occasion de s’emparer de la couronne. De l’autre côté de l’ile les deux valets ivrognes ont affaire à Caliban, le pendant diabolique d’Ariel, réduit en esclavage par Prospero ; stimulé par l’alcool il incite les deux idiots à tuer Prospero pour devenir maitres de l’île. Tous ces méchants projets échouent grâce à Ariel qui les capture tous; le duc déchu tient alors en son pouvoir tous ses ennemis. Il révèle le complot dont il a été la victime, pardonne et retourne dans son duché tandis que sa fille s’embarque pour Naples pour y épouser le fils du Roi qui hérite de la couronne.

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Entre les pouvoirs de Prospero et les deux esprits Ariel et Caliban, il est beaucoup question de surnaturel dans cette pièce et curieusement (mais finalement très habilement) Robert Carsen dépouille sa mise en scène de tout effet ostensiblement « magique ». Toute sa mise en scène (jusqu’aux costumes) est d’une sobriété déconcertante en regard de l’intrigue (et l’on repense à ce même univers qu’il avait abordé dans Alcina de Handel, une des plus sublimes productions de l’Opéra de Paris). Sa scène est un cube blanc à la perpective fuyante. Y sont projetées des images d’une mer plus ou moins agitée et des visages qui hantent Prospero. La scène initiale est une pure réussite et contribue surement à aboutir à la concentration remarquable du public qui semble se calquer sur celle avec laquelle Miranda écoute le récit édifiant de son père, surement l’un des plus longs monologues du théâtre classique, qui plus est pour débuter une pièce. A travers des projections, des jeux d’ombre subtils (notamment ceux faisant d’Ariel un géant terrassant la suite du roi), Carsen propose un spectacle très esthétique, maintenant un équilibre assez juste (peut être trop caricatural peut on se demander pour trouver quelque chose à redire) entre les intermèdes de grossière comédie des ivrognes et de Caliban saoul et le reste de la pièce, entre les bons et les méchants, entre l’ancien régime et l’âge des lumières si l’on accepte l’anachronisme. En épurant sa mise en scène, il arrive à rendre au texte une grande limpidité et à apporter beaucoup d’humanité à des personnages très basiques sur le papier; ceux ci cessent (bel exercice de diction) d’être des archétypes abstraits et font gagner en profondeur et en émotion une intrigue qui ne parle sinon plus trop au spectateur contemporain. Ainsi, Prospero, magistral Michel Vuillermoz, devient un personnage humain, émouvant dès la première scène, ravagé par son histoire et sa haine mais malgré tout capable d’évoluer (grâce aussi au génie de Vuillermoz) vers le pardon. Il y est surement guidé par Miranda sa fille, qui est comme un phare dans cette tempête psychologique. Georgia Scalliet y brille en effet de mille feux dans une interprétation toute en retenue. Evitant le cliché des jeunes premières nunuches, elle cisèle au contraire une jeune fille innocente, simplement pure, et émue elle même au moment où elle perd son innocence en tombant amoureuse. Cette scène est d’ailleurs l’un des sommets de la représentation. Ariel, aide surement aussi Prospero à se remettre en question . Leur rapport est assez ambigu à la fois maitre/esclave, père/fils, précepteur/disciple mais le souhait d’Ariel d’être libéré et sa question bouleversante « m’aimes tu » au moment même où il va pouvoir quitter le service de Prospero sont autant de remises en question du vieillard et autant de palliers franchis vers le pardon et par la même vers la rédemption. Christophe Montenez est assez troublant dans ce rôle. A la fois transparent et aérien, parfois inquiétant,  il irradie toujours par sa présence scénique impressionnante et mène le jeu du début à la fin. C’est un autre paradoxe de cette mise en scène que d’avoir finalement si peu demandé aux comédiens en matière de jeu et autant joué de leur « simple » charisme pour caractériser les personnages. Cette approche est peut être très opératique : une direction d’acteur sommaire basée sur le placement (peut être frustrante au théâtre) mais une nécessité de caractériser le personnage et ses affects avec un minimum de moyens ce que les comédiens de la troupe , tous excellents, réussissent avec talent. Le jeune prince de Naples est Loic Corbery que l’on retrouve à son meilleur niveau (après un Petit Maitre corrigé en demi teinte). Il fait évoluer le jeune homme et s’avère en parfaite communion avec sa partenaire dans leur scène d’amour.

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Du côté des méchants, vêtus d’habits militaires gris (en opposition aux pyjamas blancs des habitants de l’ile),  on prend plaisir à retrouver Serge Bagdassarian (Antonio) un peu à contre emploi ; l’humour lui va toujours aussi bien même teinté d’ironie et de cynisme notamment dans la scène où tous échouent sur la plage. La noirceur d’âme du personnage aurait cependant pu être encore mieux caractérisée. Thierry Hancisse est un roi de Naples émouvant quand il pense avoir perdu son fils, si bien que l’on en vient à se dire qu’il n’a jamais vraiment eu connaissance du complot et s’est retrouvé la bien par hasard. Noam Morgnsztern n’arrive pas à donner à Sebastian assez de fiel et de méchanceté. Gilles David est Gonzalo, le conseiller bavard ; il est parfait dans ce rôle truculent sans en faire des tonnes … il joue et cela sonne juste ! On adore !! Caliban est finalement le seul vrai méchant réussi : Stéphane Varupenne réalise une prestation sans faute et semble être le seul personnage vraiment travaillé et étudié. Bourré de tic, bègue, il est vraiment une créature extraordinaire et le seul vrai monstre de l’île. Il est enfin assez subtil que les scènes de comédies faisant intervenir Jérome Pouly (Stephano) et Hervé Pierre (Trinculo), vêtus de haillons souillés, n’ait pas été traitée comme de la grosse farce mais avec une certaine retenue dans les effets. Débarquant sur une île couverte de détritus (tombés du ciel , clin d’oeil à Chéreau dans la Maison des morts ?) les deux compères arrivent à faire rire naturellement. Jamais saturés leurs effets comiques sonnent justes, ne viennent pas déséquilibrer le reste de l’édifice et leurs scènes ne s’en intègrent que mieux dans l’intrigue. Saluons aussi la présence filmée d’Elsa Lepoivre tour à tour Iris, Cérès et Junon.

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A travers une approche assez peu conventionnelle du théatre shakespearien car plus symbolique que concrètement démonstrative, Robert Carsen réussit dignement son entrée à la Comédie Française. En apportant une lecture claire d’un texte complexe ou du moins assez loin du public contemporain , il permet aux spectateurs de s’approprier une pièce souvent confuse et malmenée et le succès, qui  n’aurait surement pas été sans le métier éblouissant des comédiens qui portent cette pièce, est retentissant dans la salle.

La Tempête (W Shakespeare) Comédie Française Salle Richelieu – Dimanche 4 Février 2018

(Crédit Photo Brigitte Enguérand/Divergences)

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